Groupe X-Démographie-Economie-Population

Exposé du Mercredi 4 Février 2004

Immigration en Europe

Par Madame Catherine de Wenden

Directeur de recherches au CNRS

Juriste

Professeur à l’Institut d’études politiques (Sciences-Po)

Je parlerai essentiellement de l’Union Européenne et de ce qui a changé depuis vingt ans.

Le plus grand changement, c’est que l’Europe, autrefois terre de départ de dizaines de millions d’émigrants, est devenue terre d’accueil et même la plus importante des terres d’accueil modernes, loin devant les terres d’accueil traditionnelles que sont encore les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, l’Amérique latine. Cependant la mentalité des Européens n’est pas encore adaptée à ce changement majeur.

On constate que même les pays souvent très pauvres de l’Est Européen, Pologne, Roumanie, Ukraine, pays qui sont encore des terres de départ, deviennent eux aussi en même temps, dans un faible mesure, des terres d’accueil.

Une différence majeure avec la période d’avant la chute du mur de Berlin, c’est qu’aujourd’hui le droit de sortie est généralisé, et, sauf dans quelques rares pays, chacun peut obtenir des passeports.

Soulignons l’importance du droit d’asile. Longtemps l’Allemagne est restée en tête dans ce domaine, mais depuis trois ans elle est dépassée par la Grande Bretagne.

Il y a aussi désormais de nombreux réseaux transnationaux qui œuvrent pour aider les immigrants, légaux ou illégaux. Il y a toute une économie de la mobilité, d’autant plus fructueuse que les barrières sont plus hautes, cette économie procure des passeports et des visas, vrais ou faux, et va souvent jusqu’à organiser l’accueil et les moyens de transport.

Notons enfin ces trois éléments importants : une baisse généralisée des coûts du transport, un imaginaire migratoire nourri par la quasi-totalité des télévisions mondiales et, élément souvent décisif, une baisse très sensible de l’espoir local même pour les diplômés. Ce dernier élément est particulièrement fort en Afrique Noire, en Algérie, en Tunisie, en Egypte. Les récents troubles du Zimbabwe et de la Côte d’Ivoire y contribuent bien sûr, mais heureusement la plus grande partie de l’Asie y échappe.

Un dernier changement qu’il faut noter : une augmentation très importante des " migrations pendulaires " plus ou moins périodiques entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, augmentation favorisée par la disparition des visas Schengen pour les pays est-européens y compris la Roumanie.

Il faut comprendre que le système migratoire européen s’est construit sur un certain nombre d’idées fausses et d’erreurs :

1°) " Les grandes migrations c’est terminé ".

2°) " Les chômeurs européens vont prendre les places des migrants qui vont rentrer chez eux ".

3°) " Il y a désormais une division internationale du travail qui va rendre les migrations inutiles "

4°) " Le développement va désormais remplacer la migration "

Ces idées largement répandues dans les milieux dirigeants et ceux de la presse pendant la décennie 1970-80 ont contribué à nous enferrer dans un système inadéquat. En particulier l’immigration a été gérée, et continue à être gérée, par les ministères de l’Intérieur et non par ceux des Affaires Etrangères.

En fait l’immigration clandestine s’est poursuivie ainsi que la demande de main d’œuvre immigrée, toutes deux alimentées par une démographie européenne déficiente.

L’essentiel des flux se fait désormais par le regroupement familial et matrimonial, puis vient l’asile, en croissance rapide depuis 1985, viennent enfin les arrivées d’étudiants, d’experts et d’hommes d’affaires aux voyages nombreux. La politique des quotas, copiée sur celle du Canada et des USA : " faisons venir ceux dont nous avons vraiment besoin ", cette politique en échec pour l'instant est en débat à l'Union Européenne. Le chancelier Schröder se proposait de faire venir 50 000 informaticiens indiens, mais il n’en trouva pas 300, les autres lui ont répondu : "envoyez-nous le travail, nous le ferons chez nous " et la cour de Karlsruhe a bloqué le projet de loi..

Sur les 380 millions d’habitants de l’Union Européenne à 15 d’aujourd’hui on peut estimer qu’il y en a 20 millions qui ne sont pas citoyens du pays où ils habitent, dont près des trois quarts sont citoyens d’un autre pays de l’Union. Mais il faut comprendre qu’il y a une variété extrême sous ces chiffres.

Variété d’un pays à l’autre : 30% d’étrangers au Luxembourg, 20% en Suisse, seulement 2% en Finlande.

Variété des origines : En Allemagne 2 millions d’ " Ausiedler " ou Allemands de l’Est-Européen (Pologne, Roumanie, Allemands de la Volga et des pays baltes) parfois expatriés depuis deux siècles et récemment revenus. En Suède de nombreux Finlandais de langue suédoise. En Hongrie de nombreux Roumains de langue hongroise. En Pologne des Ukrainiens venus des territoires qui étaient polonais avant la seconde guerre mondiale... et bien sûr des différences très marquées : les Marocains et les Turcs se répartissent dans tous les pays de l’Union tandis que 95% des Algériens d’Europe sont en France.

Il y a enfin le cas très particulier des Roms, cas très mal connu : les estimations roumaines vont de 600 000 à 2 millions... ; 750 000 d’entre eux habiteraient en Slovaquie et autant en Hongrie.

On peut dire que la Méditerranée qui était une zone d’échange est devenue une zone de fracture depuis le durcissement généralisé des politiques d’immigration des pays européens et malgré divers efforts de communauté euro-méditerranéenne comme le " processus de Barcelone " en 1995.

Il y a aussi une grande variété des types d’émigrants depuis les non-qualifiés jusqu’aux sur-qualifiés lesquels se heurtent à la " préférence européenne " à l’emploi : un employeur qui veut embaucher doit d’abord rechercher localement...

Dans ces conditions d’analyse difficile on estime qu’il y a, bon an mal an, entre 850 000

et 1,2 million d’entrées d’immigrants dans l’Union Européenne. Mais l’une des difficultés essentielles tient au manque d’harmonisation des moyens de mesure et des politiques des Etats européens, ceci étant lié aux réticences des " souverainistes ".

Il y a tout de même des progrès importants en ce qui concerne les résidents européens de longue durée séjournant dans un autre pays que le leur, et la notion de réfugié et de droit d’asile est en cours d’harmonisation, mais avec encore bien des nuances.

Les dernières réunions européennes ont porté sur le renforcement de la lutte contre les clandestins et le conditionnement de l’aide au développement selon la bonne volonté en ce domaine des pays concernés.

Les récents rapports de l’ONU, du Bureau International du Travail (BIT) et du Conseil économique et social ont examiné la situation démographique de l’Europe et les besoins du marché du travail, ils en ont tiré des conclusions, divergentes, sur les nécessités de l’immigration. Ils n’ont guère examiné la question des possibles politiques familiales de substitution et donnent l’impression de considérer l’immigration d’un point de vue purement fonctionnel sans réaliser à quel point c’est un déchirement humain.

Les débats sur le développement et le co-développement ont apporté un résultat contraire aux idées reçues : le développement favorise l’immigration, et réciproquement. Ceci est vrai au moins dans un premier temps, car l’émigration apporte des ressources et des connaissances extérieures même si, aussi, elle coûte cher en termes de fuite des cerveaux et de départ des éléments les plus motivés et les plus actifs, mais actuellement les pays de départ produisent plus de personnel qualifié et de "cerveaux" qu'ils n'en peuvent employer. De plus l’émigration favorise un changement des mentalités beaucoup plus rapide que dans les pays sans émigrants comme par exemple l’Arabie Saoudite (en revanche elle a beaucoup d'immigrants d'Egypte, d'Afrique et d'Asie).

Il y aurait encore bien des questions à examiner :

  1. La différence entre les flux et les stocks que l’on peut symboliser par la différence entre les ateliers clandestins et les " banlieues ".

  2. L’importance de tous les accès à une citoyenneté européenne (naturalisations, droit du sol, mariages...)

  3. La question du droit de vote des immigrés dans les élections locales.

  4. Les effets pervers de l’Etat-providence et des économies parrallèles.

  5. L’écart entre la rationalité économique et le discours politique...

Sur ce dernier point, la construction européenne peut sans doute améliorer les choses - à l’exemple de ce qui s’est passé à Sangatte - car, de par leur situation, les commissaires européens sont moins soumis à la passion politique que les classes politiques nationales.

Je terminerai par une dernière remarque : les tentatives voulant associer aide au retour et développement ont toujours abouti à un échec...

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Questions

Vous avez parlé de toute l’Europe devenue terre d’accueil, même la Russie ?

La Russie a récemment accueilli plusieurs millions de Russes venant d’Asie centrale, mais c'est moins vrai pour l’Ukraine, sauf pour les Tatars de Crimée.

Les Tamouls sont très inégalement répartis en Europe. La plupart sont en France et viennent des anciens comptoirs français de l’Inde. Il y en a très peu en Allemagne. Qu’en est-il des Palestiniens ?

C’est l’inverse, il y en a très peu en France et beaucoup en Allemagne.

Dans les décennies 1880-1910 l’émigration italienne vers les Amériques représentait 20% des naissances de 20 ans auparavant. Pensez-vous que l’on puisse avoir le même phénomène pour l’Afrique du Nord vers l’Europe ; ce qui représenterait bientôt 400 000 immigrants par an ?

La situation de l’Afrique du Nord moderne n’est pas comparable à celle de l’Italie de 1880-1910 , la natalité - ou si vous préférez la pression démographique - y baisse avec rapidité, ce qui n’était nullement le cas de l’Italie. La Tunisie est très proche du niveau de remplacement, ou peut-être même déjà en dessous, l’Algérie et le Maroc suivent de très près. C’est pourquoi il est difficile de faire des comparaisons et des prévisions.

De son côté la Turquie, avec 1,5 million de naissances annuelles, représente un potentiel d’émigration colossal qui pourrait fort bien déséquilibrer l’Europe. A ce sujet les décisions désagréables sont difficiles à prendre au niveau national, et c’est pourquoi elles seront sans doute prises au niveau européen, seul moyen véritable de résister à la pression américaine qui veut faire entrer la Turquie dans l’Union Européenne.

Il y a déjà plus de Turcs que de Marocains à l’intérieur de l’Union, mais les Turcs ont aussi une autre zone d’expansion : vers l’Est, dans les régions turcophones d’Asie centrale.

Parle t-on vraiment le turc au Turkestan et en Asie centrale ?

Réponse de Michel Malherbe : Non, les langues de ces régions sont d’origine turque, mais elles ont aussi de très nombreux mots russes. Disons qu’elles font partie de la même famille tout en étant aussi différentes les unes des autres que le français, l’italien et l’espagnol.

J’ai trois questions : 1) L’émigration est-elle globalement favorable ou défavorable aux pays de départ. 2) Y a t-il beaucoup de jeunes Français qui quittent la France ? 3) Quels sont les liens entre migration et chômage ? J’ajouterai que je considère comme très grave le mépris que les hommes politiques ont de l’opinion publique au sujet de l’immigration.

A la première question je répondrai que les " cerveaux " et les travailleurs qualifiés qui partent conservent quand même le plus souvent des liens très forts avec leur pays d’origine et y envoient beaucoup d’argent. De plus ce sont eux qui contribuent le plus aux changements des mentalités, ce qui est un effet favorable très important même s’il est difficile à mesurer. A la troisième question on peut répondre par l’analyse des métiers représentés lors des régularisations de 1982-83 et 1997 : 30% des régularisés travaillaient dans le bâtiment, puis viennent la restauration, la garde des personnes âgées, les services domestiques et le textile. Tous domaines où les travailleurs français ne se bousculent pas... Pour la deuxième question je n’ai que des informations très partielles, mais c’est une question très importante. Pourquoi n’en feriez-vous pas le sujet de l’une de vos prochaines réunions ?

La réunion se termine par des comparaisons sur le droit du sol et celui du sang et par la remarque que si la natalité baisse avec rapidité dans la plupart des pays du tiers-monde, elle ne baisse plus guère chez les immigrés d’Europe qui ont désormais un taux de fécondité supérieur à celui de leur pays d’origine, ce qui ne manquera pas d’avoir de profondes conséquences.

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