Groupe X-Démographie-Economie-Population

Résumé de l'exposé du Mercredi 3 Mars 2004

Intégration des populations d’origine étrangère

Par Madame Michèle Tribalat

Directeur de Recherches à l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED)

Les populations d’origine maghrébine, sur lesquelles se porte toute l’attention, ne sont qu’un élément parmi d’autres des effets d’une immigration massive qui a participé à la démographie française depuis très longtemps. Mais elles sont aussi l'un des éléments essentiels qu’il faut prendre en compte pour porter un diagnostic sur ce qu’il est convenu d’appeler le modèle français d’intégration. Est-on en mesure de porter ce diagnostic ?

La principale difficulté de l’analyse vient de la rareté des données. Il y a dans notre pays un étrange tabou sur les origines, qui est levé progressivement, les données de l’INSEE intégrant plus souvent les informations utiles.

En 1986, l’INED souhaitait inclure le pays de naissance des parents dans l’enquête famille conjointe au recensement de 1990, ce fut chose faite lors du recensement de 1999. Il y a cependant une difficulté sérieuse qui concerne les pieds-noirs rapatriés d’Algérie que l’on s’efforce de distinguer des autres Algériens grâce aux questions sur les usages linguistiques. Ce problème de rapatriés ou d’anciens expatriés se retrouve pour les autres pays du Maghreb et l’Afrique noire.

L’enquête famille de1999, qui inclut le pays de naissance des parents, a porté sur un échantillon très important : 380 000 adultes des deux sexes. On sait que le recensement de 1999 n’est pas très bon. L’enquête Famille n’est pas meilleure et les chiffres sur les immigrés ont été tirés du recensement pour éviter d’aggraver leur sous-représentation.

Sont considérés comme d’origine étrangère : A) Les immigrés, c’est à dire ceux qui vivent en France mais sont nés hors de France avec une nationalité étrangère. B) La première génération née en France, avec au moins un parent immigré. C) La deuxième génération née en France, avec au moins un grand-parent immigré.

En 1999 mes estimations conduisent à environ 13,5, ou plus vraisemblablement 14 millions de personnes d’origine étrangère en France métropolitaine dont respectivement 4,3 millions pour les immigrés, 5 millions et demi pour la première génération née en France et 3,6 millions pour la deuxième génération née en France.

D’où un premier tableau :

Tableau 1 Population d’origine étrangère par origine et par génération (en milliers).

 

Immigrés

1ère génération

2ème génération

Total

Magreb*

1300

1430

270

3000

Afrique Noire

390

290

-

680

Turquie

170

150

-

320

Europe du Sud**

1270

2080

1820

5170

Reste de l'UE***

360

650

790

1800

Reste du Monde

810

940

760

2510

Total

4310

5530

3640

13 480

* Dont Algérie 53%, Maroc33%, Tunisie 14% **Italie, Espagne, Portugal

*** U.E. : Union Européenne à quinze. .

Question : Avez-vous compté les rapatriés d’Algérie et les harkis dans ces chiffres ?

Réponse : Ils le sont dans la mesure où ils se sont déclarés Français par acquisition. Or un sur deux seulement le fait. L’estimation que j’avais faite des " Français musulmans " en 1986 était d’environ 180 000. Chiffre donné également par l’association des Français musulmans.

60% des jeunes d’origine étrangère sont d’origine maghrébine, africaine ou turque. Il y a là un " effet de loupe " qui déforme notre perception de la population d’origine étrangère. Au total, en France métropolitaine, environ 8 % des jeunes sont d’origine maghrébine.

Que dit l’enquête Famille de la situation sociale des enfants d’immigrés ?

________________________________________________________________________ .

Tableau 2 Taux de chômage (%) des personnes nées en France, par origine, âge et sexe.

F : nés de deux parents nés en France   I : nés d’au moins un parent né en Italie

P : nés d’au moins un parent né au Portugal   : nés d’au moins un parent immigré d’Algérie

: Hommes ; : Femmes

 

F H

F F

I H

I F

P H

P F

A* H

A* F

18-24ans

22%

30%

20

20

20

25

39-48

47-53

25-29ans

12

19

18

18

17

18

35-46

30-35

30-34ans

8

14

8

19

8

20

30-40

30-38

35-54ans

7

11

8

12

-

-

24-32

26-32

55-59ans

13

15

14

16

-

-

-

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tous

9

14

10

15

16

19

31-41

32-38

*(les fourchettes des colonnes A sont dues à la difficulté des estimations)

___________________________________________________________________________

Compte tenu des estimations nécessaires pour séparer les enfants de rapatriés ou anciens expatriés, le taux de chômage des enfants de migrants algériens est encadré par une fourchette, mais néanmoins le tableau est impressionnant et, alors que les enfants d’immigrés venus d’Italie ou du Portugal ont des taux tout à fait analogues aux taux des personnes nées en France de deux parents nés en France, et parfois même meilleurs, il n’en est pas du tout de même, et de loin, pour les enfants des immigrés d’Algérie.

Les taux des fils de migrants marocains et de migrants tunisiens sont voisins de ceux de migrants algériens lorsqu’ils sont jeunes, mais nettement moins mauvais après. Pour les femmes la situation est voisine de celle des femmes d’origine algérienne.

On pourrait croire que ces grandes différences sont dues à des niveaux d’éducation et de diplôme différents, c’est en petite partie vrai, mais en petite partie seulement comme l’indiquent les deux tableaux suivants.


Tableau 3 Diplômes par origine et groupe de générations (pourcentages)

F : nés de deux parents nés en France   I : nés d’au moins un parent né en Italie

: nés d’au moins un parent né en Espagne   P : nés d’au moins un parent né au Portugal

: nés d’au moins un parent immigré d’Algérie (avec la fourchette correspondante des estimations)

: Hommes ; : Femmes

Année de naissance

F

I

E

P

A

 

H_____F

H____ F

H_____F

H_____F

__H_____F

1960-64*

 

 

 

 

 

sans diplôme

13%__13%

18____15

17____10

15____17

21-26__21-26

Bac et plus

35____43

23____36

30____48

34____36

29-33__29-35

dont supérieur

22____25

13____18

19____27

24____19

19-22__19-22

 

 

 

 

 

 

1965-69

 

 

 

 

 

sans diplôme

13____11

13____12

17____14

 

24-28__17-21

Bac et plus

41____49

35____41

27____45

 

17-28__37-43

dont supérieur

27____32

35____41

15____28

 

9-18__25-29

 

 

 

 

 

 

1970-74

 

 

 

 

 

sans diplôme

10_____9

9____15

11____8

19____13

19-25__15-20

Bac et plus

55____64

48____52

42___ 63

39____47

32-44__46-54

dont supérieur

36____43

31____31

28___38

25____27

17-27__25-33

* 1960-69 pour le Portugal

Les filles réussissent, souvent, leurs études nettement mieux que les garçons. Ce n’est pas vrai des générations 1960-64 d’enfants de migrants algériens et 1960-69 d’enfants de migrants portugais. On a toujours plus de sans-diplôme chez les enfants de migrants d’Algériens qui pourtant, dans la génération 1960-64, n’ont pas démérité. Fils d’immigrants italiens et filles d’immigrants d’Espagne ont connu une très belle réussite. Les différences sont beaucoup moins marquées que dans le tableau 2 du chômage. C’est encore plus vrai dans le tableau suivant consacré aux seuls fils et filles d’ouvriers.


Tableau 4: Diplôme par origine et par groupe de générations (%). Enfants d’ouvriers.

F : nés de deux parents nés en France   I : nés d’au moins un parent né en Italie

: nés d’au moins un parent né en Espagne   P : nés d’au moins un parent né au Portugal   : nés d’au moins un parent immigré d’Algérie (avec la fourchette correspondante des estimations)

: Hommes ; : Femmes

Année de naissance

F

I

E

P

A

 

H_____F

H_____F

H____F

H____F

__H____F

1960-64*

 

 

 

 

 

sans diplôme

21%__20%

20___16

19___11

21___19

21-24__23-24

Bac et plus

20____27

17___31

22___43

26___30

25-28__25-28

dont supérieur

11____13

8___13

15___21

17___15

18-24__19-24

 

 

 

 

 

 

1965-69

 

 

 

 

 

sans diplôme

21____18

15___15

21___14

 

30-31__22-23

Bac et plus

23____32

32___32

20___43

 

__17____34

dont supérieur

12____17

15___18

11___26

 

__10__21-24

 

 

 

 

 

 

1970-74

 

 

 

 

 

sans diplôme

16____14

10___19

13___10

20____14

21-24__17-19

Bac et plus

36____48

47___46

41___58

34____42

30-35__45-48

dont supérieur

19____26

29___30

26___40

20____21

16-21__23-24

* 1960-69 pour le Portugal  ; 1964 et avant pour l’Algérie.

Globalement, les résultats sont, somme toute, très honorables pour les enfants d’immigrés. C’est particulièrement vrai des fils de migrants italiens et des filles de migrants espagnols. C’était aussi le cas des enfants de migrants algériens nés avant 1965, c’est-à-dire, les pionniers de l’enseignement public français. Les garçons ont fait nettement mieux que ceux d’origine française. Alors que les filles ont progressé continûment au fil des générations, les garçons ont régressé puis retrouvé simplement le niveau atteint dix ans plus tôt. La génération 1965-69 est véritablement sinistrée. Mais même ceux nés avant, mieux lotis, connaissent, on l’a vu, un taux de chômage encore très élevé. Les tableaux suivants présentant le taux de chômage par niveau de diplôme confirment cette situation catastrophique des enfants d’immigrés d’Algérie.

Tableau 5 Taux de chômage par diplôme, sexe et origine (Notations analogues à celles des tableaux précédents).

Etudes

F

I

E

P

A

 

H_____F

H_____F

H_____F

H_____F

__H____F

sans diplôme

18%__26%

15____28

20____33

22____37

45-51__54-61

CEP, BEPC

10____16

10____19

12____18

17____26

33-44__37-45

CAP

9____17

11____15

9____21

18____23

26-36__35-39

BEP

8____16

8____12

7____16

17____22

35-46__36-44

BAC

8____13

11____12

7____15

12____14

27-35__23-27

Supérieur

6_____7

6_____7

6_____7

9_____7

17-23__18-23

Tous diplômes

9____14

10____15

10____16

16____19

31-41__32-38

De même pour le tableau suivant qui ne concerne que les enfants d’ouvrier.

___________________________________________________________________________ 

Tableau 6. Taux de chômage par diplôme, sexe et origine (enfants d’ouvriers, âges de 25 à 39 ans).

Etudes

F

I

E

P

A

H____F

H_____F

H____F

H____F

__H____F

sans diplôme, CEP, BEPC

15___27

15____31

18___19

23____26

44-51__44-51

CAP, BEP

10___18

12____18

7___17

18____19

31-42__35-38

Bac et plus

7___10

14_____9

7___11

9____11

25-34__20-22

Tous les chiffres de ces six tableaux sont issus de l’enquête : " Etude de l’histoire familiale (INSSE, 1999) " et ont nécessité des hypothèses pour scinder enfants d’immigrés et enfants de rapatriés. Cela permet quand même de constater que, face au chômage, les enfants d’immigrés ouvriers font presque aussi bien que les enfants d’ouvriers d’origine française, sauf pour les enfants des immigrés d’Algérie qui connaissent des difficultés spécifiques. Même chez les diplômés, les taux de chômage sont deux à quatre fois plus élevés que ceux des autres.

Indépendamment des employeurs proprement racistes, il faut y voir le résultat d’une gestion rationnelle des embauches incluant des informations qui dépassent celles contenues dans les dossiers individuels. Ces informations tirées des médias ou d’expériences personnelles ou racontées attribuent un facteur de risque supplémentaire à l’origine maghrébine, et principalement algérienne, qui place les candidats en queue de liste. La représentation qui est donnée des personnes d’origine maghrébine n’est pas valorisante. Ils sont souvent décrits comme ayant vocation à devenir chômeur ou délinquant. Et, de fait, l’on constate bien et un surchômage important et une surdélinquance. L’image de jeunes gens n’ayant pas prise sur leur propre destin ne correspond guère au portrait idéal que le patron se fait de son futur salarié. Avec le niveau de chômage que nous connaissons, on ne voit pas, sauf initiative énergique, les raisons d’un changement.

Cette exclusion persistante du marché du travail induit des effets négatifs très importants, ne serait-ce que sur l’aptitude de ces nouveaux Français à vivre une vie normale en fondant une famille. Elle nourrit la rancœur et le désamour de ce pays. Côté politique, elle suscite une approche en termes de compensation : Puisque nous n’arrivons pas à vous faire une place, nous abaissons nos exigences en matière d’assimilation. En gros : abandonnez-vous à vos spécificités, puisque nous ne pouvons rien pour vous, par ailleurs. Cet abandon n’est pas de nature à améliorer l’image des prétendants à un emploi, ni leur combativité. Nous risquons de tomber dans une spirale auto-entretenue.

Par ailleurs, cette expérience difficile semble remettre en cause le modèle politique français à visée assimilationniste au prétexte que l’échec serait patent. Or nous sommes en plein processus de fabrication de nouveaux Français à partir des courants d’immigration maghrébine. Il ne faudrait pas que les difficultés présentes nous aveuglent au point de nourrir un pessimisme absolu. Les performances de notre modèle doivent être appréciées sur le très long terme. Ce qui nécessite un suivi statistique qui est, pour l’instant, hors de notre portée.

__________

Questions

Comment expliquez-vous que tant d’Algériens soient venus en France après l’indépendance de leur pays, y compris nombre de combattants des maquis FLN ?

Je ne me l’explique pas. Cela reste un mystère pour les enfants d’immigrés eux-mêmes sur lequel leurs parents sont peu bavards : Pourquoi, alors que l’Algérie devenait indépendante, être parti travailler chez l’ennemi ?

Quelle proportion de Kabyles y a-t-il dans l’immigration algérienne ?

Dans l’enquête MGIS de 1992 c’était 28%.

Comment reconnaissez-vous les Soninkés du Mali, de Mauritanie, du Sénégal qui sont majoritaires parmi les immigrants venus de ces pays ?

Grâce aux questions sur les langues parlées dans la famille interrogée. Ce travail a été fait dans l’enquête MGIS.

Que pouvez-vous dire de l’évolution de la fécondité parmi les immigrés ?

Il m’est difficile de répondre à cette question. Les comparaisons sont malaisées et les renseignements insuffisants, ils risquent fort de conduire à des conclusions biaisées. Les évolutions de leur fécondité reflètent plus souvent des effets de structure qu’une évolution réelle. Ce qui est acquis c’est que la fécondité des filles nées en France, d’origine algérienne notamment sera bien basse. Les débuts de vie féconde les plaçaient, en 1992 (MGIS), en dessous des filles d’origine Française

Pouvez-vous comparer notre situation à celle des Allemands ?

Le système scolaire allemand est nettement plus élitiste et semble conduire à moins de chômage parmi les migrants turcs.

Les immigrés ont peu de mobilité dans le travail, qu’en est-il de leurs enfants ?

Franchement je ne connais pas la réponse à cette question. Les informations disponibles ne traitent pas de cette question. Comme je vous l’ai dit, les données statistiques disponibles sont rares.

Beaucoup d’immigrés algériens demandent à être enterrés dans leur pays d’origine, n’est-ce pas la preuve qu’ils ne sont pas intégrés ?

Si nombreux sont les immigrés qui souhaitent être enterrés dans leur pays d’origine, des efforts ont été faits en matière de " carrés musulmans " dans les cimetières français.

Croyez-vous qu’il y aura un parti religieux voire islamiste ? Que pensez-vous du conseil des Musulmans de France ?

Ce conseil est un service rendu aux éléments les plus radicaux, c’est dommage.

A vos yeux le problème principal est-il l’Ecole ?

Et le chômage ! Nous ne pouvons concentrer seulement nos efforts sur l’école en attendant que les résultats se produisent dans quinze ou vingt ans. La situation sociale des personnes d’origine maghrébine et plus particulièrement d’origine algérienne est très mauvaise. On ne peut renoncer. En France on a la mauvaise habitude de s’échiner sur les cas les plus difficiles. Il faut sauver d’abord les plus près d’un emploi avant de s’acharner sur les pires cas, ce serait bien sûr beaucoup plus efficace. Les mauvaises expériences des patrons à qui l’on a demandé d’embaucher des personnes trop loin de l’emploi ont un effet catastrophique en termes d’image collective

Comment étudiez-vous les illégaux et les clandestins ?

Nos sommes très loin de disposer des éléments complets pour avoir une idée. Ce que font les Américains par exemple en se fondant sur les recensements et le bilan migratoire inter-censitaire ne peut être pratiqué en France. Trop d’informations sont lacunaires. Mais grâce au fichier centralisé du ministère de l’Intérieur on pourrait avoir quelques informations.

On parle de deux cent mille à trois cent mille clandestins, qu’en pensez-vous ?

On ne sait vraiment pas ! J’ai cru longtemps que, par exemple au ministère de l’Intérieur, on ne voulait pas que certaines informations soient publiques, tout en les collectant pour le ministre. Mais le plus grave est que même au plus haut, le souci de connaissance de la réalité n’est pas là.

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