Groupe X-Démographie-Economie –Population

Exposé du Mercredi 8 Octobre 2003

Diagnostic et politique en matière familiale.

 

Par Claude Thélot

Président du Haut Conseil de l’évaluation de l’école

Ancien vice-président du Haut Conseil Population et Famille.

Conseiller maître à la Cour des Comptes.

Rédacteur en chef d’ " Economie et Statistique " (INSEE)

X 65 et ancien élève de l’Ecole Nationale de la Statistique et des Etudes Economiques

 

Quel est le travail de l’expert en matière politique ? Mon opinion est que ce travail est double. D’une part il doit produire des documents, les " rapports d’experts " qui rassemblent le savoir sur la question étudiée tout en dégageant les points essentiels et en étant compréhensibles, c’est le " diagnostic " ; mais d’autre part l’expert ne doit pas refuser de donner des avis politiques, en spécifiant bien à ce moment qu’il a dès lors dépassé le domaine du diagnostic.

Bien entendu le choix final revient à l’homme politique qui a ses propres critères et dont le domaine d’action doit être respecté. Cependant je souligne qu’il est essentiel de bien éclairer les choix, ce que l’on a parfois tendance à négliger chez nous, car faute de cet éclairage les lobbys sont tout-puissants.

En matière de politique familiale, on peut définir trois grands types d’objectifs, d’ailleurs en partie contradictoire.

1°) Favoriser les naissances

2°) Réduire les inégalités entre les familles d’une part et les célibataires et les couples sans enfants de l’autre (compensations à divers degrés du " coût de l’enfant ").

3°) Eviter de laisser tomber certaines familles dans la misère.

De même il faut observer trois grands principes :

1°) Permettre aux parents d’avoir et d’élever le nombre d’enfants qu’ils désirent. Au besoin les aider. Ce principe est d’application délicate.

2°) Respecter la diversité des familles. En particulier favoriser la conciliation de l’activité professionnelle et de la vie familiale.

3°) Avoir une haute idée de la justice, ce qui à certains égards peut être contraire à l’égalité (voir par exemple les questions relatives aux handicapés), il faut faire très attention aux conditions de la légitimité.

L’opinion a trop tendance à considérer que la politique familiale c’est la politique des prestations familiales, des allocations non imposables et indépendantes du revenu. En fait c’est bien plus que cela, cette politique a une dimension fiscale et une dimension juridique. Le système du quotient familial est bien connu, même si on ne le rencontre que très rarement à l’étranger. Personnellement je pense qu’il serait plus juste d’imposer les allocations familiales à l’image de l’aide au logement, mais l’opposition des fiscalistes à toute réforme est très forte ; pour eux un bon impôt, un impôt bien accepté est un impôt ancien... Pour ce qui est de la dimension juridique, pensez à tout ce qui concerne le droit fiscal, le droit social, le droit civil auxquels il arrive d’ailleurs de ne pas coïncider...

En fait les mesures les plus efficaces sont bien souvent hors du champ visé. Ainsi la réduction du chômage, une grande stabilité de l’emploi, la réduction de toutes les incertitudes sont favorables à la natalité.

Reconnaissons aussi que la politique familiale connaît de très grandes difficultés de financement.

Je prendrai d’abord l’exemple des dépenses de santé. Il y a une déconnexion nécessaire entre les dépenses de santé habituelles, que chacun d’entre nous connaît, et l’assurance maladie, d’où un nécessaire rééquilibrage vers les mutuelles.

Dans les dépenses de la sécurité sociale on peut distinguer quatre grandes parts : 1) Les dépenses de maladie. 2) Celles liées aux retraites – à ce sujet la réforme de 1993 a été ressentie assez durement, mais c’est le tiers seulement de ce que nous devons faire. 3) Les dépenses liées aux accidents du travail et aux maladies professionnelles – Ces dernières risquent fort d’augmenter dans les années qui viennent à cause de tous les effets liés à l’amiante... 4) Les dépenses liées à la branche famille. On le voit ces quatrièmes dépenses sont très contraintes par les trois autres, essentiellement pour des raisons politiques : il est par exemple impensable de faire des sacrifices ou des économies sur les accidents du travail. En conséquence, dans une enveloppe financière sans doute appelée à diminuer, il faut rendre la politique familiale plus efficace par des innovations appropriées.

Reconnaissons, avec Alfred Sauvy et Gérard Callot, que la politique familiale française est tout de même importante et bien utile. On peut la qualifier de " la moins mauvaise d’Europe ". Ainsi la scolarisation de quasiment tous les trois ans et de la moitié des deux ans, ce qui n’existe qu’en France et en Wallonie, combinée avec de nombreuses crèches et beaucoup d’assistance maternelle.

Prenons un autre exemple : les familles de quatre enfants et plus ont un niveau de vie moyen qui avant redistribution est à 54% du niveau de vie moyen national, après redistribution ce niveau monte à 73%. Il en est de même pour les familles monoparentales de deux enfants et plus qui constituent 4% des familles.

Question d’un auditeur : Pourquoi ne pas viser 100% ? Réponse : C’est un idéal, mais c’est aussi une question de moyens, je pense tout de même que nous devrions faire mieux que 73%.

Dans la lutte pour éviter que certaines familles ne tombent dans la misère, la politique familiale française fait preuve d’une efficacité inégale. Il y a en particulier une assez grande inégalité territoriale : pas de crèches ni d’assistance familiale partout ni suffisamment d’information sur les conditions de garde.

Il reste enfin un élément important que l’on oublie trop souvent : bien des jeunes de plus de vingt ans restent une charge pour leurs parents.

Si je devais résumer l’essentiel je dirai " il faut réformer et surtout expliquer pourquoi ".

________

Questions

______

En somme vous considérez qu’il est plus important d’aider les familles de quatre enfants et plus que celles de trois enfants.

Oui car c’est au total plus efficace et moins cher car le nombre de ces familles est nettement plus faible, d’ailleurs, pour des raisons contingentes mais qui finalement ont été utiles, les parts du quotient familial sont 1/2 pour les deux premiers enfants et une part entière pour les suivants.

L’APE, l’allocation parentale d’éducation, est véritablement un salaire maternel et logiquement il faudrait l’imposer ; mais aucun gouvernement ne l’ose car bien des gens deviendraient imposables.

Ainsi selon vous les dépenses familiales sont terriblement contraintes pour des raisons de nature politique, pourquoi n’en est-il pas de même pour les retraites ?

Pour les mêmes raisons, il est politiquement tout à fait impensable de faire baisser les ressources consacrées aux retraites.

Un exemple concret : les bonifications de retraite (10% non imposable pour avoir élevé trois enfants puis 5% par enfant supplémentaire) étaient auparavant payées par les caisses de retraite. Depuis l’an 2000 elles ont été mises à la charge de la politique familiale...

Les mesures de nature fiscale sont très hétéroclites et même les petites mesures sont très difficiles à prendre. Il y a nécessité d’une réforme globale.

Y a-t-il une différence de perception des mesures entre le mari et la femme ? Les mesures prises sont-elles faites pour influencer l’un plutôt que l’autre ? Qu’en pensez-vous ?

Je serais bien en peine de répondre à cette question. Les mesures sont bien souvent prises pour des raisons à priori, sans étude d’impact très profonde ni beaucoup d’analyse des effets secondaires qui sont parfois des effets pervers. On constate après coup que les mesures sont plus ou moins efficaces, mais là encore nous manquons d’études sérieuses. En particulier on ignore l’impact du passage de 1/2 part à une part entière dans le quotient familial en 1980.

On estime quand même que la politique familiale française couvre environ 16% des dépenses occasionnées par la présence d’un enfant et qu’elle permet une fécondité supplémentaire d’environ 0,2 enfant par femme.

Nous devrions bien davantage rechercher l’information et faire des bilans réguliers.

On constate de nos jours une rationalisation progressive des comportements ; ainsi les 20 000 mariages entraînés par la réforme fiscale de 1998. Cependant subsiste la catastrophe des 200 000 avortements par an. La contraception a du mal à passer, en particulier chez les jeunes filles.

Pouvez-vous dire quelques mots des échelles familiales d’Oxford et de l’INSEE ?

Dans l’échelle d’Oxford, la plus ancienne, on compte une charge de 1 pour le premier adulte de la famille, une charge de 0,7 pour les autres adultes et de 0,5 pour chaque enfant. Dans l’échelle de l’INSEE, c’est encore 1 pour le premier adulte, mais 0,5 seulement pour les " 14 ans et plus " et 0,3 pour chaque enfant de moins de 14 ans. Bien entendu ces approximations ouvrent la porte à quantité de discussions et de contestations. Elles devraient de plus en bonne logique être fonction du temps, de la situation sociale et de la situation familiale. Il semble en particulier bien grossier de les appliquer sans nuance aux familles monoparentales.

Pour conclure je dirai que la politique familiale française est de bon niveau, mais menacée. Si l’on fait une comparaison avec ce que le Président Giscard a dit de la convention européenne on peut penser de toutes deux qu’elles sont " à prendre ou à laisser " et qu’elles auraient certainement beaucoup à souffrir de toute tentative partielle de " détricotage ". Cela est en accord avec ce que je vous ai dit en commençant au sujet du travail de l’expert qui doit non seulement rassembler le savoir sur la question étudiée, mais aussi donner son opinion proprement politique.

____________