X-DEP, CONFERENCE DU 14 OCTOBRE 1998
Histoire et prospectives de la famille
Par Evelyne Sullerot, sociologue et écrivain.
Qu’est ce qu’une famille? Il y a bien sûr la famille au sens large avec les grands-parents, les oncles et tantes, les cousins. Nous la considérerons ici au sens étroit qui est le plus courant : le lieu de la transmission de la vie et de l’éducation du jeune enfant, soit donc une femme, un homme, un ou plusieurs enfants ; mais un couple seul n’est pas une famille.
S’agissant des évolutions de la famille depuis la libération nous suivons la Suède avec environ cinq ans de retard, accompagnant plus ou moins la Grande-Bretagne et l’Allemagne et précédant de quelques années l’Italie et l’Espagne.
Je distinguerai trois périodes essentielles : 1945-1965, 1965-1985 et après 1985.
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Première période - Le " grand retournement " de 1945.
Voilà que l’on se marie beaucoup plus et plus jeune qu’avant guerre dans toutes les classes sociales. Pendant dix ans 38% des jeunes mariés ont moins de 21 ans pour la femme et moins de 25 ans pour le mari.
60% des jeunes mariés sont sans logement personnel, ils ne sont ‘’ni prudents ni économes’’comme l’étaient leurs parents. C’est l’apparition des " étudiants mariés ".
Pour les hommes la durée moyenne du travail est de 48h par semaine, il n’y a que deux semaines de congés annuels, la majorité des logements n’ont pas l’eau courante et l’on vit au milieu d’une inflation perpétuelle (40% en 1946 et autant en 1947).
Une politique familiale très généreuse a été votée à l’unanimité par le parlement, très à gauche. Les allocations familiales représentent 46% des transferts sociaux et, avec l’allocation de salaire unique, elles peuvent constituer jusqu’à 40% des budgets personnels.
En conséquence le nombre annuel de naissances reste entre 800 000 et 900 000 pendant plus de vingt ans (895 000 en 1948) et le nombre moyen d’enfants par femme monte jusqu’à 2,9 il est encore de 2,79 en 1966. Ce baby-boom est surtout le fait de mères très jeunes.
Un changement de vocabulaire montre bien le changement de mentalité : avant-guerre on utilisait le mot ménage : un bon ménage, un jeune ménage, etc. Ce mot indique une unité économique. Désormais on utilise le mot couple, il indique une unité sexuelle et est tout de suite idéalisé et exigeant, particulièrement dans l’Eglise catholique. Il n’y a guère que 10% de divorces mais les conseillers conjugaux et familiaux font leur apparition : les fameux " psys ". On estime à 400 000 le nombre annuel des avortements, il n’y a pas de crèches, l’école maternelle est à 4 ans et la mère de trois enfants, au foyer, travaille en moyenne 83 heures par semaine.
Quand, le 3 Mars 1956 avec le Dr Marie-Andrée Lagroua (épouse du Pr Weill-Hallé), je participe à la fondation du premier mouvement français de planning familial : " La maternité heureuse " nous sommes aussitôt barrés par le parti communiste qui nous accuse d’être malthusien et " à la solde des impérialistes américains " (attaques de Marie-Claude Vaillant-Couturier, puis de Jeannette Vermeersch et enfin de Maurice Thorez lui-même).
Après des années orientées vers les consommations de type familial (aménagement des logements, voitures, vacances, salon des arts ménagers...) la publicité, vers la fin de cette période, se met à diviser les familles en consommateurs concurrents et suscite tout particulièrement un marché destiné aux adolescents (jeans, blousons, disques, scooters, etc. ) jusqu’à faire naître une nouvelle " culture " et creuser le " generation gap ".
Ces changements avaient été précédés de grands débats concernant les femmes : 1°) la contraception. 2°) le travail hors du foyer, 3°) l’éducation des jeunes enfants doit-elle être familiale ou collective? Les enseignants, et surtout les enseignantes, étaient persuadés de pouvoir tout faire en ce domaine, convaincus qu’en commençant l’école très tôt et en prenant l’âge comme seul critère (les trois ans avec les trois ans, etc.) ils réaliseraient l’égalité et la démocratie, libéreraient les mères et surmonteraient les inégalités dues aux influences familiales.
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Deuxième période. 1965 - 1985.
L’année 1965 marque le début du fléchissement de la fécondité dans 15 pays d’Europe, elle baissera en France de 2,8 enfants par femme à 1,8 en vingt ans. C’est le début de la pilule et aussi du pessimisme sur l’avenir, malgré la prospérité croissante.
Il y a désormais marche vers l’homogénéisation autour de la famille de deux enfants des régions et des classes sociales (le Nord et l’Ouest étaient beaucoup plus féconds que le Midi, les agriculteurs que les instituteurs).
Les ‘baby-boomers’ arrivent à l’âge adulte. Ce sont les enfants de la paix et de l’abondance, leur liens de devoir à la patrie, la famille, l’église sont distendus. Ils n’ont plus de culpabilité sexuelle, commencent à se tutoyer entre eux et à rechercher des habillements
spécifiques, identiques pour les garçons et les filles. Ils ont un héritage important mais beaucoup le refusent par haine du capitalisme, de la famille, de la société de consommation. Nombre d’entre eux se sont réellement crus révolutionnaires...
Des utopies, des communautés de jeunes surgissent avec mise en commun de tout. Elles dureront au mieux quelques années.
Un détail typique qui aujourd’hui paraît incroyable : On peut lire en 1970 dans un rapport du commissariat au plan : " La famille est dépassée, elle sera remplacée par les communautés ".
Une nouvelle morale sociale surgit, très individualiste: " pour moi l’autonomie, la tolérance pour les autres ". Pas d’ ‘aliénation’, pas d’engagement (mariage...), " immoralité des promesses impossibles à tenir ", " instantanéité ", " authenticité ".
La plupart des penseurs et des sociologues font preuve d’une admiration extrême pour ces nouveautés. Le " mariage à l’essai " est glorifié pendant quelques années, mais il s’avère rapidement nettement plus instable que le mariage classique. Le nombre des mariages dégringole de 417 000 en 1971 à 285 000 en 1985 avec désormais un divorce pour trois mariages. Beaucoup de jeunes choisissent l’union libre.
Les embarras de vocabulaire de l’Institut National d’Etudes Démographiques sont un contrepoint amusant de cette situation. Après avoir parlé longtemps de ‘cohabitation juvénile’ l’Institut hésite entre ‘cohabitants’ et ‘concubins’, terme qui s’imposera quand il procurera des avantages sociaux.
Les conseillers familiaux recommandent aux parents " soyez permissifs " et l’on voit nombre de parents indulgents se désoler face à des jeunes d’une inconsciente cruauté.
Le code civil est totalement refondu : 1965 loi sur les régimes matrimoniaux, 1966 loi sur l’adoption permettant à une personne seule d’adopter (sous conditions bien entendu), 1967 droit à la contraception, 1970 loi sur l’autorité parentale qui remplace la puissance paternelle, 1972 droits égaux des enfants légitimes, naturels et adultérins, 1975 droit à l’avortement et au divorce par consentement mutuel, etc. Toutes ces lois ont en commun de rechercher plus d’égalité entre hommes et femmes et plus de liberté de l’individu face aux institutions familiales.
Depuis 1975 les trois-quarts des demandes de divorce sont le fait des femmes et 88% des enfants leur sont attribués.
En fait l’évolution va plus loin que l’égalité ; la paternité est discriminée et dévalorisée, ainsi en cas de non-mariage la mère seule dispose de l’autorité parentale car dans l’esprit des législateurs des années 70 ces pères qui n’épousent pas sont des " salauds ".
Pendant quinze ans les pères séparés de leurs enfants sont tenus pour rien malgré leurs souffrances et celles de leurs enfants et malgré un taux élevé de suicides après divorce ou séparation. En 1985 deux millions d’enfants sont séparés de leur père dont beaucoup dès l’âge de 3 à 5 ans...
Pourtant même si la proportion des enfants nés hors mariage monte de 6% en 1970 à 30% en 1985 (et à 39% en 1998), plus de 90% de ces enfants sont reconnus par leur père.
On parle désormais couramment de " familles monoparentales " et de " familles recomposées " (pour les adultes, pas pour les enfants) et la politique familiale dérive. Les " conditions de ressources " apparaissent. L’enfant naturel procure une part fiscale, l’enfant légitime une demi-part seulement. Cette injustice que j’ai dénoncée dès 1984 ne sera corrigée qu’en 1996. L’allocation de parent isolé crée en 1976 (elle est de 4216 F par mois en 1998) a un effet pervers évident : là où elle existe, France, Grande-Bretagne, Scandinavie la proportion des naissances hors mariage dépasse 30% alors qu’elle n’est que de 10% en Allemagne et 6% en Suisse.
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Troisième période - Après 1985.
Les indices se calment et cessent de bouger sauf la proportion des divorces qui continue d’augmenter lentement et l’âge moyen de la mère à la première naissance qui atteint 28,7 ans en 1998. En conséquence les femmes de 35 ans, qui ont d’abord voulu assurer leur carrière, assiègent les gynécologues...mais bien souvent il est trop tard, on ne joue pas impunément avec la nature. Désormais l’emploi conditionne la vie des jeunes femmes.
Le nombre moyen d’enfant par femme s’établit à 2,2 pour les femmes mariées, 1,5 pour les concubines et 0,5 pour les femmes seules, ce qui n’est pas contradictoire avec les 39% de naissances hors mariage car beaucoup de couples se marient après la naissance d’un ou même plusieurs enfants.
Les alternances politiques entraînent des alternances idéologiques et la politique familiale continue d’être visée. Alain Juppé a été tenté de fiscaliser les allocations familiales. En sens inverse Lionel Jospin ayant mis les allocations familiales sous condition de ressources a été contraint de faire machine arrière mais s’est repris en plafonnant davantage le quotient familial contre toute justice républicaine : " à revenu par part égal, impôt par part égal " car les enfants sont eux aussi des citoyens et ont droit eux aussi à l’égalité.
Tout cela serait comique si le sujet n’était aussi grave. La grande majorité des prestations sont maintenant sous condition de ressources et nos hommes politiques ne font visiblement plus la distinction entre politique sociale, aider les plus défavorisés, et politique familiale : rétablir l’équilibre économique entre les sans enfant et les avec enfants d’une même profession afin que les jeunes couples puissent choisir d’avoir des enfants sans en être trop pénalisés. A l’heure où la France vieillit de manière accélérée et où le nombre des " moins de vingt cinq ans " diminue de près de 100 000 par an la politique familiale a visiblement perdu tout objectif de population.
Avant de passer aux cotés positifs, car il y a tout de même des cotés positifs, terminons la revue des cotés négatifs : la place et le rôle du père n’ont pas encore connu de réhabilitation, la " liberté sexuelle " reste tabou, il y a même une exigence de " neutralité " devant les " préférences sexuelles ", exigence dont le PACS est le dernier avatar.
Cependant un nouveau courant d’idées est en marche et la prospective autorise un peu d’optimisme:
A) Les " soixante-huitards " s’interrogent comme par exemple dans le livre: " La tyrannie du plaisir " de Mr Guillebaud. Ils ne croient plus à la " révolution sexuelle ".
B) Les enseignants reconnaissent aujourd’hui qu’ils ne peuvent pas tout faire tous seuls et que les parents ont un rôle très important dans l’éducation (respect de soi et d’autrui, connaissance du bien et du mal, etc.). Les juges, les médecins et même les " psys " font chorus et dénoncent les dégâts causés par les instabilités familiales et le " déficit en éducation parentale ".
C) La souffrance des pères séparés de leurs enfants et celle des enfants séparés de leur père n’est plus niée, sinon de quelques féministes attardées. L’idée même qu’un enfant, et surtout un jeune, a autant besoin de son père que de sa mère commence à faire son chemin dans l’opinion y compris chez les femmes qui, pour beaucoup, ont longtemps cru que leur rôle éducatif étaient bien plus important que celui des hommes.
D) Les découvertes scientifiques modernes bouleversent les idées reçues. En particulier le test de l’ADN, mis au point en 1985 par le professeur Jeffreys de l’Université de Leicester (GB), a montré le caractère remarquable et absolument irremplaçable des liens biologiques de filiation, paternelle comme maternelle. Le père est désormais " sûr ".
Ces liens sont par nature indéniables (on ne peut les nier), infalsifiables, inaltérables, bi-parentaux. Le droit devra respecter ces réalités irréfragables.
La France est en retard dans ce domaine, on y est encore au " droit à la vie privée ", c’est à dire à la dissimulation, tandis qu’en Suède le droit de tout citoyen à connaître l’identité de ses parents est reconnu comme supérieur et essentiel... ce qui conduit parfois les ambassadeurs de Suède à faire des enquêtes inattendues. Ajoutons que dans ce pays les homosexuels, qui peuvent y signer des " pactes ", n’ont droit ni à l’adoption, ni à la garde d’enfant, ni à la procréation médicale assistée.
De même n’importe quel Anglais ou Allemand peut demander un test d’empreintes génétiques tandis qu’en France seul un juge peut l’ordonner et ce dans des conditions étroitement délimitées.
L’accouchement sous X est une spécialité française que les associations de parents adoptifs considèrent comme une garantie supplémentaire, cependant l’adoption dans la clarté et la vérité (à l’âge approprié) est évidemment bien meilleure. [ Il suffit de rappeler cette plainte , si commune chez les enfants abandonnés, exprimée par le général Weygand sur son lit de mort à l’âge de 98 ans : " Toute ma vie j’ai recherché en vain le secret de ma naissance... ".]
Il est inévitable que les réalités biologiques finissent par s’imposer tout en respectant les changements irréversibles de la société moderne : la maîtrise de la fécondité et le désir d’activité professionnelle des femmes.___________
Bien que l’exposé remarquable et très passionnant de Madame Sullerot ait duré plus que prévu elle a été submergée de nombreuses questions de toutes sortes.
A) Sur l’évolution récente de la société.
" J’ai vu monter l’individualisme et le désir d’autonomie dans toute la société, y compris dans les églises d’abord protestantes puis catholique, on y a davantage parlé du couple que des valeurs familiales ". (Madame Sullerot est de confession protestante).
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" En donnant toujours plus de ‘liberté’ aux adultes on impose toujours plus de souffrances et de sacrifices aux enfants, comme en témoignent les statistiques de la délinquance et de l’échec scolaire ; le taux de toxicomanie est plus du double dans les foyers séparés ou divorcés en comparaison des familles classiques. Est-ce cela la liberté ? La liberté n’est pas le droit de faire ce qui nuit aux autres ".
B) Sur le retour au travail après l’éducation des enfants.
" Faisable malgré la mentalité actuelle, j’en connais de nombreux exemples réussis ".
C) Sur la politique familiale et le PACS.
" Le PACS fragilise le couple, il va donc dans le mauvais sens. Quand, Vendredi dernier, j’ai objecté à Madame Elisabeth Guigou que la commission d’adaptation du droit aux situations familiales modernes, créée le 31 Août dernier, n’avait pas terminé ses travaux et qu’il conviendrait d’attendre pour décider du PACS, elle m’a répondu que le PACS n’avait rien à voir avec la famille... ! Y croyait-elle vraiment ? ".
" Un exemple des aberrations modernes et de l’influence des mères célibataires qui entourent Elisabeth Guigou et Martine Aubry : Lorsque le gouvernement décida de mettre les allocations familiales sous conditions de ressources le plafond fut fixé à environ 25 000 Francs par mois pour un foyer avec un seul revenu, 30 000 Francs par mois pour un foyer avec deux revenus et 35 000 Francs par mois pour une mère célibataire ! ".
D) Evolution ailleurs qu’en Europe?
" Même si dans la plupart des pays la fécondité baisse avec rapidité, la cellule familiale y est beaucoup plus stable que chez nous ".
Le mot de la fin reviendra à Jules Leveugle " Notre modèle actuel de société est méprisable et les immigrés le méprisent et nous méprisent ".
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