Groupe X-Démographie-Economie-Population.
Exposé du Mercredi 19 Novembre 2003
Croissance et exclusion
Par Didier Robert
Vice-président d’ATD Quart-Monde France
Membre du Conseil Economique et Social
" Avec la croissance, on va résorber l’exclusion ! " Qui d’entre nous n’a jamais entendu cette profession de foi ? Malheureusement c’est aussi une illusion, ou une bonne excuse, et la croissance n’est pas suffisante à elle seule même s’il est vrai qu’elle aide aussi bien sûr. En sens inverse on a parfois de bonnes surprises et une stagnation de la condition générale n’a pas empêché certaines améliorations des situations de détresse.
Les membres actifs du mouvement ATD Quart-Monde (ATD : Aide à toute détresse) sont souvent eux-mêmes des personnes ayant eu l’expérience de la précarité. Cette association démarre dans le bidonville de Noisy le Grand en 1957, peu après l’appel de l’Abbé Pierre, à l’initiative du Père Joseph Wrezinski, français de père polonais, de mère espagnole et dont la famille avait longuement connu la grande précarité. L’association se heurte tout de suite à des obstacles administratifs : impossible de constituer une association dont certains membres n’ont pas un casier judiciaire vierge... Il fallut attendre quelque temps pour pouvoir régulariser la situation.
A l’occasion de la journée mondiale du refus de la misère (17 Octobre), nous avons eu l’occasion de rencontrer le Premier ministre. Cette rencontre, prévue pour une heure, a durée en fait plus de deux heures tant notre délégation, composée majoritairement de personnes directement concernées, avait de cas très concrets et très évidents à présenter. Non pas des exemples de pauvreté ou de détresse, mais des cas où l’absurdité de règles administratives beaucoup trop générales et " lointaines " et aussi de certains textes en vigueur, conduit à des situations révoltantes et tout à fait contraires au but recherché. Prenons quelques exemples, ainsi cette mère de famille qui, pour pouvoir suivre des cours de perfectionnement lui donnant accès à un emploi, convient de confier ses enfants à sa voisine. Mais l’administration veille, la voisine reçoit la visite d’un contrôleur : on ne garde pas des enfants sans un minimum de " compétence ", tout est remis en cause... et cette jeune maman voit s’enfuir ses possibilités d’emploi ! Autre exemple, celui de ce jeune homme titulaire d’un bac+2. Sa famille, particulièrement défavorisée, s’est saignée aux quatre veines pour qu’il puisse faire des études. Le voici sur le marché de l’emploi, il ne trouve qu’une activité partielle, le mercredi, à 88 euros par mois... et ces 88 euros sont systématiquement défalqués du RMI que sa famille reçoit ! Quel visage peut-il présenter à ses camarades ? , en particulier à ceux qui " font de l’argent " par du travail noir ou des activités encore plus contraires à la légalité... et que peuvent penser des études ses jeunes frères et sœurs ?
L’auditoire intervient pour présenter quelques autres cas analogues, ainsi des cas de concubinage non déclaré pour pouvoir profiter des droits des personnes isolées, ou aussi la fameuse " allocation aux femmes abandonnées " dans le New-Jersey aux Etats-Unis, laquelle entraîna en trois ans un triplement du nombre des abandons !
Une des conclusions de ces évidences est qu’il faut individualiser le RMI, ainsi que nous l’avons proposé dans le dernier rapport du Conseil Economique et Social.
J’aimerais maintenant évoquer la grande figure de Geneviève de Gaulle Anthonioz qui fut durant trente années une personne essentielle de notre association et qui a écrit plusieurs livres dont " La traversée de la nuit " (sur son internement au camp de Ravensbrück) et " Le secret de l’espoir " que voici. Il est impressionnant, et très révélateur, de raconter son premier contact avec le Père Wresinski qui l’emmène dans un coin particulièrement pauvre du bidonville de Noisy le Grand et lui présente une famille très démunie, puis il demande à ses hôtes " Il fait très froid, pourriez-vous nous donner un café bien chaud ? " Aussitôt ceux-ci se précipitent, le père apporte des caisses de bois en guise de siège, les enfants vont chercher du café dans la baraque d’à côté tandis que la mère met de l’eau à chauffer... et Geneviève de Gaulle, tout d’abord stupéfaite, mais comprenant très vite écrit : " Le pire c’est de ne rien pouvoir donner, et que l’on ne vous demande plus rien ". L’échange amical est une valeur humaine fondamentale.
Il faut comprendre que l’importance de l’exclusion est trop souvent mal connue, voire très largement sous-estimée par les hommes politiques. Ceux-ci croient couramment que quelques mesures sociales doivent pouvoir remédier à la plupart des cas, mais le Père Wresinski n’hésitait pas à dire deux choses : 1) Il faut travailler dans la durée. Les mesures ponctuelles, même généreuses et adaptées, sont tout à fait insuffisantes. 2) Les personnes en situation d’exclusion nous interpellent au niveau des droits fondamentaux, au niveau des droits de l’homme... Ce n’est pas simplement une affaire du ministère des affaires sociales, mais aussi du logement, de l’éducation nationale et même de la culture.
Le 29 Juillet 1998 est une grande date. Ce jour là fut votée la loi d’orientation de lutte contre les exclusions. Cette loi avait été mise en chantier par Alain Juppé, lequel fut empêché de terminer son travail par la dissolution de Mai 1997, mais ce travail fut repris par Martine Aubry qui adopta la plupart des dispositions de son prédécesseur. C’est un exemple rare de loi promue à la fois par la droite et la gauche. Elle fixe l’objectif : accès de tous au droit commun et obligation d’évaluations périodiques.
On constate que les initiatives les plus réussies sont celles qui se déroulent dans un cadre local avec une " locomotive ", un leader vraiment motivé et concentré sur son sujet, généralement l’emploi, le logement ou l’éducation. Souvent ce leader est un maire, un patron ou un syndicaliste engagé. Au Conseil Economique et Social les partenaires sociaux ont reconnu qu’ils n’avaient assez pris en compte la lutte contre l’exclusion dans le cadre de leur dialogue social organisé, ils se sont engagés, patronat et syndicats, à franchir ce cap.
Je terminerai par quelques remarques de bon sens. L’essentiel est de poursuivre le chemin avec ténacité et sans céder à des clichés du genre : faisons la séparation entre ceux qui veulent vraiment s’en sortir et font de gros efforts pour le faire et ceux pour lesquels " il n’y a vraiment rien à faire ". Combien de fois, passant outre à cette fausse distinction, nous avons vu nos efforts finalement récompensés et beaucoup des plus efficaces des membres de nos groupes d’ATD Quart-monde sont des personnes ayant vécu l’exclusion, pour lesquelles " il n’y avait vraiment rien à faire " et auxquelles on a quand même fait confiance... Bien entendu leur expérience passée entre pour une grande part dans leur efficacité.
Autre point important l’inadaptation trop fréquente des lois et des situations réelles, les effets pervers de dispositifs trop compliqués. Nous avons vu quelques exemples et trop souvent l’incitation au travail est financièrement nulle ou même négative ; il faut revenir à ce principe de bon sens : toute heure travaillée doit procurer un supplément de revenu et de préférence un supplément bien visible et indiscutable. Un dernier exemple : le seuil de la couverture maladie universelle (CMU) se situe juste en dessous de l’allocation des personnes handicapées ce qui retient ceux-ci de se faire soigner dans nombre de cas...
Beaucoup d’études sur tous ces sujets sont rassemblées dans ce rapport 2003 au Conseil Economique et Social, y compris un sujet que je considère comme très important : l’accès des exclus à la culture.
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Questions
Quelle importance comparative donnez-vous aux différents facteurs de l’exclusion, facteurs physiques, psychologiques, facteurs liés à l’immigration, facteurs culturels ou liés à la délinquance ?
Tous ces facteurs jouent, c’est certain et très souvent une personne démunie souffre de plusieurs précarités à la fois. Le décalage culturel, le fait de ne pas savoir le français ou de le parler mal, l’analphabétisme, jouent un rôle très important mais en sens inverse la solidarité dans les quartiers ou les communautés immigrées compense en partie ces handicaps. C’est le fait de se retrouver isolé devant des difficultés trop grandes qui est déterminant.
Importance de l’âge dans l’exclusion ?
Il y a trente ans la plupart des personnes sans domicile étaient âgées, mais aujourd’hui un grand nombre d’entre elles ont entre vingt et quarante ans. Cela va avec l’évolution générale : les personnes âgées ne sont plus les " économiquement faibles " des années 50, tout au contraire elles sont maintenant en moyenne plus riches que le reste de la Nation, tandis que l’on constate une paupérisation générale des 20-30 ans. Il y a bien sûr aussi d’autres facteurs, ainsi la déstructuration des jeunes dont les parents sont séparés ou depuis longtemps au chômage. La chute dans l’exclusion provient aussi souvent de métiers qui disparaissent. Prenez l’exemple, voici trente ans, d’une cité d’urgence de Conflans Sainte-Honorine où l’on a rassemblé ceux qui avaient perdu leur emploi, et leur statut, de marinier sur la Seine ; les compétences exigées étaient désormais beaucoup plus sévères. J’ajouterai que l’exclusion influence profondément l’espérance de vie, on peut estimer à dix années environ la perte correspondante.
Importance démographique de l’exclusion ? Pouvez-vous donner des chiffres ?
C’est une question très difficile. Où commence l’exclusion ? Il y a tant de degrés ! Cependant on peut dire qu’au recensement de 1999 il y avait en France 3,7 millions de personnes sous le seuil de pauvreté, lequel était alors à 3650 francs par mois (556 euros) pour une personne seule.
Je voudrai ajouter que, contrairement à ce que l’on croit souvent, les politiques bonnes ne sont pas nécessairement coûteuses. Le placement des enfants en institution spécialisée ou en famille d’accueil coûte beaucoup plus cher qu’une simple aide à la famille... et déstabilise profondément parents et enfants ! Ne parlons pas en plus du prix et de l’effet déstabilisant des " nuits d’hôtel " en attente de logement ! Tant d’aides et de lois sont inadaptées, il faut rappeler l’importance du dialogue vrai, chacun dans son métier. Il faut s’efforcer de connaître la vie des autres, à l’exemple des bons proviseurs de lycée ou de collège qui reçoivent les parents, sont présents à la sortie des classes... et font les établissements qui marchent.
Je crois qu’il faut aussi interpeller les syndicats, car la défense des " droits " des uns entraîne souvent la précarisation des autres. Je tiens à souligner l’importance de l’échange, comme dans l’exemple du café de tout à l’heure ou, à contrario, dans celui des tsiganes roumains complètement rejetés par leur gouvernement, et je terminerai en rétablissant la vérité de la fameuse phrase si souvent tronquée de Michel Rocard : " La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais chaque pays doit en prendre sa part ".
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Documents offerts :
Rapport au Conseil Economique et Social " L’accès de tous aux droits pour tous, par la mobilisation de tous ". Rapport 2003, présenté par M.Didier Robert.
" Le secret de l’espérance " par Madame Geneviève de Gaulle Anthonioz.
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