Groupe X Démographie, Économie, Population

Exposé du 8 décembre 2004

Le déséquilibre garçons-filles des naissances en Asie

par Gilles Pison

Professeur au Muséum d'Histoire naturelle

Directeur de Recherches à l'Institut National d'Études Démographiques

Rédacteur en Chef du mensuel "Population et Sociétés"

 

Monsieur Pison commence son exposé en distribuant le numéro de septembre 2004 du mensuel dont il est le rédacteur en chef et qui traite précisément du sujet de l'exposé (il est possible de le consulter à l'adresse : http://www.ined.fr/publication/pop_et_soc/ ).

Depuis toujours la proportion des naissances garçons ou filles a semblé quasi invariable. Elle est mesurée par le "taux de masculinité", c'est à dire le nombre de naissances de garçons pour cent naissances de filles. Ce taux est habituellement de 105 ou 106, comme si la nature compensait par une légère différence la surmortalité future des garçons. On peut dire que c'est une constante biologique de l'espèce humaine.

Cependant à partir de 1980 ce taux commence à augmenter en Chine et en Corée du Sud, il atteint 115 en 1990, mais à partir de 1995 une divergence se produit, la Chine continue de monter - 117 en 2000 - tandis que la Corée du Sud revient en quelques années à des taux plus raisonnables de 109 ou 110, sans toutefois redescendre jusqu'à 106.

On peut analyser ce qui s'est passé comme suit : Il s'est produit une quadruple conjonction.

A ) Les pays d'Asie orientale ont une forte préférence pour les garçons car ce sont eux qui doivent s'occuper de leurs parents quand ceux-ci deviennent âgés et ce sont encore eux qui assurent le culte des ancêtres, ajoutons qu'avant le communisme les successions se faisaient de façon patrilinéaire ce qui conditionne les mentalités.

B ) La taille des familles a fortement diminué. On passe de cinq ou six enfants par femme dans les années soixante à seulement 1,9 en Chine et 1,3 en Corée aujourd'hui. Très rares sont les familles nombreuses à n'avoir pas au moins un fils, tandis que c'est le cas d'une forte proportion des familles de seulement un ou deux enfants.

C ) Comment concilier les deux souhaits : avoir peu d'enfants et avoir au moins un garçon ? Il faut s'affranchir du hasard qui domine depuis toujours la condition humaine. Or précisément les progrès scientifiques permettent de déterminer très tôt quel est le sexe de l'enfant à naître : l'amniocentèse se répand à partir de 1972, mais c'est cependant une méthode à la fois chère, difficile et délicate ; l'échographie lui succède à partir de 1980, elle est pratique, bon marché et aujourd'hui très largement diffusée.

D ) Certes il n'existe toujours pas de méthode pour avoir à coup sûr un enfant d'un sexe déterminé - les innombrables prétendues recettes, régime alimentaire déterminé, etc. sont pratiquement sans effet - mais il y a un autre moyen : l'avortement qui se pratique désormais dans la plupart des pays et en particulier dans les pays de l'Asie orientale.

On a beaucoup parlé de l'infanticide des filles en Chine dans les siècles passés. Il a été certainement très surestimé, c'est déjà un problème national quand il concerne une fille sur cinq cent et l'on peut penser qu'il n'a eu presque aucun effet statistique. Il est donc très évident que c'est un usage massif de l'avortement sélectif qui est à la base de l'évolution actuelle.

Des évolutions similaires sont apparues à Hong-Kong et à Taïwan, mais ni en Thaïlande, ni au Japon, ni en Indonésie, ni au Vietnam. On peut en conclure à l'importance des facteurs culturels, car Hong-Kong et Taïwan sont peuplés de Chinois, et aussi rejeter une influence exclusive de la politique coercitive de l'enfant unique, puisque celle-ci n'est pas appliquée ni à Taïwan ni en Corée.

Il est certain que la précocité du diagnostic a un effet décisif et c'est la raison pour laquelle beaucoup de médecins français étaient réticents à l'idée d'allonger à douze semaines la durée du délai pendant lequel l'avortement est légal : c'est précisément à ce moment qu'il devient possible de déterminer le sexe et l'on craignait en France un effet analogue à ce qui s'est passé en Chine. Apparemment, pour l'instant, on ne constate rien...

Il est intéressant d'étudier l'influence du rang de l'enfant à naître, ce qui a été fait avec précision en Chine lors du recensement de 1990 pour les bébés nés après le premier janvier 1989.

On constate que : A ) Le taux de masculinité du premier-né est de 106, comme si presque tous les couples laissaient encore au hasard le soin de choisir le sexe de leur premier enfant. B ) Pour le second enfant le taux de masculinité est de 101, si le premier enfant est un garçon, mais de 149 si ce premier enfant est une fille, la différence est déjà importante. C ) Pour les troisièmes enfants - encore nombreux en Chine, car la politique de ''l'enfant unique'' connaît des relâchements périodiques - les résultats sont très impressionnants. Si les deux aînés sont des garçons le taux de masculinité est de 74, s'il y a déjà un garçon et une fille ce taux monte à 116 et enfin après deux filles le taux est de .. 225 ! Très visiblement il y a un désir d'équilibre des sexes, désir d'ailleurs répandu sur toute la Terre, et les Chinois utilisent aussi l'avortement sélectif quand ils veulent une fille.

On a pu mesurer en France ce désir d'équilibre des sexes : quelle est la proportion des parents de deux enfants qui décident d'en attendre un troisième dans les cinq années qui suivent la naissance du second ? Cette proportion, pendant les années 1970, était de 32% si les deux aînés sont des garçons, 29% si ce sont un garçon et une fille et 36% si ce sont deux filles. Certes ces différences sont minimes et l'on est loin des écarts chinois, elles sont néanmoins statistiquement tout à fait significatives.

Pour quelles raisons l'évolution de la Corée a t-elle divergée de celle de la Chine à partir de 1995 ? A cette date le gouvernement coréen prend conscience du phénomène et décide des mesures, les unes coercitives : interdiction aux médecins de révéler le sexe de l'enfant à naître pendant la période où l'avortement est encore autorisé, les autres préventives : campagnes de promotion de la condition féminine, diversification du culte des ancêtres lequel doit pouvoir être assuré par les filles, etc.

Qu'en est-il en dehors du monde chinois et coréen ?

On constate les mêmes phénomènes à peu près au même moment en Inde et, avec un peu de retard, dans les pays du Caucase.

C'est ainsi qu'en Inde, aux recensements de 1981, 1991 et 2001 les taux de masculinité des enfants de moins de 7 ans étaient respectivement 104, 106 et 108 et l'on montait à la dernière date au taux de 125 pour les États du Pendjab et de l'Haryana près de la frontière pakistanaise.

Les trois pays du Caucase ont des évolutions tout à fait voisines, ils ne démarrent leur progression qu'en 1992, mais sont déjà aujourd'hui au taux de 120. La propension à avoir des garçons y est élevée : les couples ayant deux filles y ont une probabilité 20% plus élevée d'avoir un troisième enfant que les autres couples ayant deux enfants. Cependant on ne constate pas de déséquilibre analogue dans les pays voisins (Russie, Turquie, Iran) ni non plus en Occident.

Pour conclure je dirai que même si le phénomène que nous étudions aujourd'hui ne dépasse guère l'Inde et la Chine, c'est tout de même un phénomène d'importance mondiale car ces deux pays représentent 38% de l'humanité et un tiers des naissances annuelles, soit 42 millions de naissances pour lesquelles le déséquilibre garçons-filles atteint 2,5 millions au lieu d'un million que l'on aurait obtenu naturellement.

Soulignons que ce déséquilibre est appelé à perturber longtemps la situation, il atteint maintenant les générations d'adolescents et risque de modifier durablement le statut des femmes. Bien entendu le remplacement des générations va en être rendu plus difficile ce qui va amplifier le ralentissement démographique et accélérer le vieillissement. Il est maintenant à peu près certain que le prochain maximum de l'humanité va être largement inférieur à dix milliards.

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Questions

Savez qu'à Vancouver aussi la loi (canadienne) interdit de révéler le sexe du fœtus lors d'un examen échographique ? Il y a là une minorité chinoise importante.

Cela n'a rien d'étonnant et j'ajouterai qu'il y est certainement plus difficile d'y corrompre les médecins.

Pensez-vous que cette situation va entraîner un développement de l'homosexualité et rendre caduque les efforts fait en faveur de la parité ?

Franchement je n'en sais rien. On peut imaginer quantité de scénarios différents et la condition féminine peut en être améliorée à tel endroit et très détériorée ailleurs.

Croyez-vous vraiment que la répartition des familles nombreuses puisse être binomiale ? Cela me semble impossible.

Je n'ai pas dit cela, mais seulement qu'en l'absence d'avortement sélectif seul le hasard gouverne la répartition des sexes. Bien entendu le simple fait que les couples dont tous les enfants ont le même sexe ont plus tendance que les autres à avoir un enfant supplémentaire suffit à empêcher que la répartition soit binomiale.

Y a t-il une diminution de la fertilité, en particulier de la fertilité masculine ?

Effectivement, mais cela est indépendant de la question que nous examinons aujourd'hui.

Le taux de masculinité dépend t-il de l'âge des parents ?

Apparemment non, ou très peu.

Pourquoi, selon-vous, on n'observe pas, ou pas encore, de déséquilibre au Vietnam et à Singapour où pourtant les Chinois sont nombreux ?

Il y a sans doute plusieurs raisons. Au Vietnam la baisse de la fécondité n'est pas encore aussi prononcée qu'en Chine ; à Singapour la politique familiale est très particulière : ce sont les riches qui, par diverses mesures favorables, sont incités à avoir des enfants. De plus dans ces deux pays le statut de la femme est assez différent du statut chinois traditionnel et je pense aussi qu'une minorité n'a pas, par le fait même, le même comportement fécond qu'un groupe social majoritaire.

Auriez-vous une pyramide des âges de la Chine à nous montrer ?

Je regrette, j'aurais dû en apporter une, la dissymétrie de la base y est très évidente, celle du sommet aussi d'ailleurs -dans l'autre sens- car la surmortalité masculine y est importante, comme d'ailleurs partout ailleurs dans le monde.

Le taux de masculinité dépend t-il de la profession ? La rumeur veut que les militaires aient beaucoup de filles.

Faute d'étude dirigée dans ce sens je ne peux répondre à cette question.

Les polygames ont-ils une plus grande proportion de filles ?

A cette question je peux répondre non, car nous avons étudié aussi de nombreuses populations polygames. Ce qui s'y est passé, au temps de l'explosion démographique, c'est qu'une grande différence d'âge entre mari et femme, jusqu'à vingt ans et plus, permettait à un petit nombre d'homme de se trouver en face d'un grand nombre de jeunes femmes et en conséquence la polygamie pouvait y paraître naturelle. La forte mortalité des siècles passés avait le même effet.

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