X –Démographie-Economie-Population
Conférence du Mardi 3 Avril 2012
« Les printemps
arabes »
Par Elyès Jouini
Vice-président
de l'Université Paris-Dauphine en charge de la recherche où il est titulaire
d'une chaire de la Fondation du Risque, Monsieur Jouini est également président
de la Fondation Paris-Dauphine. Ancien élève de l'Ecole normale supérieure, il
a été professeur à Paris 1 et à l'Ensae, il fut professeur invité à la Stern
Business School (NYU) et a assuré des petites classes à l'X. Il a été membre du
Conseil d'analyse économique et du Haut-conseil de la science et de la
technologie. Après la révolution tunisienne, il a brièvement participé au
gouvernement de transition en tant que ministre en charge des réformes
économiques et sociales puis a accompagné le gouvernement tunisien dans la
préparation du G8 de Deauville. Membre de l'Institut Universitaire de France.
Monsieur Jouini rentre d’une mission à
Washington, à la Banque Mondiale, où il a contribué à modifier la manière
d’agir vis-à-vis des pays de la Méditerranée. Une approche uniforme n’est pas
du tout appropriée, il est nécessaire de tenir compte des particularités de
chaque pays. Il est aussi nécessaire de ne pas se limiter aux contacts avec les
seuls gouvernements, mais d’aller vers la société civile afin de construire un
avenir mieux adapté aux réalités...
J’ai fait partie du deuxième gouvernement de
transition (27 janvier – 3 mars 2011) après la chute de Ben Ali (14 janvier
2011) et j’ai été surpris par la situation : d’un côté une effervescence
incroyable qui rendait mon travail difficile, le simple accès aux ministères
était parfois impossible et parfois sans aucun contrôle, mais d’un autre côté
la vie normale continuait par ailleurs avec beaucoup de discipline et reflétait
une grande maturité de la société civile.
La réunion du G8 de Deauville, l’an dernier,
a conduit à une approche globale des problèmes méditerranéens, mais c’était une
illusion car chaque pays a son histoire, sa structure sociale, ses inégalités,
son niveau d’éducation, son degré de développement et de démocratie… et c’est
ce que la réunion de la semaine dernière à la Banque Mondiale a mis en
évidence.
La Tunisie de ces dernières années avait une
bonne apparence : développement continu, analphabétisme faible, bon niveau
d’éducation, grand nombre de diplômés, faible endettement… Mais tout était
accaparé par « Le Clan » c'est-à-dire essentiellement par la famille,
et surtout la belle-famille, du président Ben Ali. Cette bonne apparence
cachait aussi de profondes disparités, ainsi les 4 à 5% de progression annuelle
se traduisaient par 6 ou 7% sur la côte et 1 ou 0%, voire moins, dans
l’intérieur.
Il y avait aussi un défi d’accueil des jeunes
générations. Même si la natalité a fortement baissée ces dernières décennies et
si les jeunes enfants sont désormais moins nombreux, les 18-22 ans sont aujourd’hui
les cohortes les plus nombreuses que la Tunisie ait connues, et ce sont des
cohortes fortement éduquées : 250 000 étudiants 2002 et 500 000
en 2010. En regard de ces chiffres il fallait en 2011 compter 500 000
chômeurs dont 200 000 diplômés pour une population active de 3,5 millions…
En fait la dégradation de la situation s’est
faite progressivement. Bourguiba avait fait beaucoup pour la modernisation de
la Tunisie et son renversement par Ben Ali en 1987 entraîna d’autres avancées.
Mais peu à peu « le Clan » s’installa et gagna en puissance et en arrogance :
aucune barrière ne venait l’arrêter…Il a fini par obtenir des
« pourcentages » chez toutes les entreprises importantes et chez
beaucoup de petites entreprises. Un exemple typique de son arrogance : ses
voitures de luxe sont le plus souvent sans plaque d’immatriculation :
pourquoi donc se donner la peine d’en faire installer ? En conséquence, la
Révolution de janvier
Je dois maintenant dire un mot des élections
du 23 octobre dernier. Il y avait 120 partis et 1600 listes !, d’où
seulement trois minutes de télé pour chaque parti… Seuls les islamistes du parti Ennadha et le RCD étaient présents sur le terrain
social (RCD = Rassemblement Constitutionnel Démocratique, le parti de Ben Ali,
anciennement le Destour de Bourguiba). En conséquence les islamistes ont eu un
tiers des voix et 90 sièges sur 220, ils ont quand même dû s’allier avec deux
petits partis de 20 sièges chacun pour pouvoir gouverner ; le gouvernement
n’a été formé qu’en décembre. La dispersion de l’électorat peut se mesurer au
fait suivant : le, très populiste, deuxième parti représenté au parlement
n’a eu que 27 députés…
Où en sommes-nous maintenant ? La
situation économique est difficile, le chômage a explosé (800 000
chômeurs) et sur le plan politique les islamistes ont annoncé qu’ils
renonçaient à faire de la Charia la base de la législation, mais peut-être
n’est-ce qu’un repli tactique…
Bien entendu je devrais aussi vous parler des
autres pays arabes, mais ce serai essentiellement pour souligner la diversité
des situations : l’armée tunisienne a eu l’occasion d’accaparer le
pouvoir, mais n’a pas voulu le faire contrairement à l’armée égyptienne. Les
renversements de Ben Ali et de Moubarak on été obtenu sans trop de mal alors
que celui de Kadhafi a nécessité huit mois de guerre civile et l’appui aérien
des occidentaux … La situation au Yémen est sans doute pire encore et le
Bahreïn a été envahi par l’armée saoudienne qui n’en partira pas si facilement.
Quant à Bachar el Assad mieux vaut ne pas en parler.
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Questions
Comment répartissez-vous les responsabilités de ces évènements qui ont
conduit à la Révolution de janvier 2011 ? Les responsabilités sont
partagées. Bien entendu la responsabilité du « Clan » est première,
mais les Tunisiens, en particulier les classes moyennes et les classes aisées
se sont trop accommodées de la situation, quant aux classes pauvres je dirai
que leur attitude a correspondu parfaitement à ce que Béatrice Hibou a décrit
dans son livre « La force de l’obéissance ». Il y a aussi bien sûr
une part de responsabilité des autorités internationales lesquelles n’ont pas vraiment
analysé la dégradation progressive de la situation et, confronté il est vrai à
bien d’autres problèmes, ont laissé Ben Ali et le Clan agir sans protester. N’y
avait-il pas cette apparente « bonne image » de la Tunisie ?
Pourquoi l’armée tunisienne n’a-t-elle pas pris le pouvoir ? Ben
Ali était un général, mais un général de police. Il se méfiait de l’armée et
n’avait que 50 000 militaires en face de 100 000 policiers. Les
militaires tunisiens ont sagement compris qu’ils n’avaient pas les moyens de
maintenir l’ordre et de gouverner le pays.
Pourquoi le deuxième gouvernement de transition, celui auquel vous avez
participé, a-t-il passé la main au début de mars 2011 ? Ce
gouvernement a été mis en place car c’était « un gouvernement de
technocrates » sensé être impartial vis-à-vis des questions politiques,
mais il a démissionné au début de mars 2011 pour la même raison qui l’avait
suscité : on lui a reproché d’être « séparé du peuple ».
Y a-t-il eu une « chasse aux sorcières » dans la magistrature
et les tribunaux ? Non, pas jusqu’à présent, et je pense que les juges
et les avocats avaient gardé suffisamment d’indépendance pour désormais ne pas
être inquiétés, sauf peut-être quelques cas particuliers.
Pensez-vous que Ben Ali et Moubarak ont démissionné aussi rapidement
par sympathie pour leur peuple respectif et parce qu’ils voulaient éviter des
bains de sang ? Non, n’ayez aucune illusion, ces dictateurs n’avaient
aucune empathie pour leur peuple, ils ont démissionné parce qu’ils n’avaient
plus les moyens de se maintenir…De même Kadhafi aurait eu les moyens de se
maintenir sans l’intervention aérienne des occidentaux et Bachar el Assad, à
l’instar de son père, est prêt à massacrer la moitié de son peuple pour garder
son poste.
Etes-vous optimiste pour l’avenir ? Pour la Tunisie, je suis
raisonnablement optimiste malgré la fragilité de la situation économique et
l’actuel bras de fer entre le gouvernement et l’Union Générale des Travailleurs
Tunisiens (UGTT). Pour le Monde Arabe dans son ensemble, je suis beaucoup plus
inquiet.
Vous avez déclaré : « Notre constitution précise que la
Tunisie est une nation de langue arabe et de religion musulmane ». Mais
j’ai connu des Européens d’Algérie qui avaient lutté pour l’indépendance et se
considéraient comme de véritables Algériens, tout en souffrant de se voir
considéré comme des citoyens de seconde zone par leurs compatriotes, car
non-musulmans.
Que veux donc dire « La Tunisie est une nation
musulmane », cela veut-il dire qu’un non-musulman ne peut être Tunisien ?
Qu’un Tunisien ne peut changer de religion ? Cela mérite d’être précisé.
La
Tunisie est une Etat libre, indépendant et souverain : sa religion est
l’islam, sa langue l’arabe et son régime la république.
La religion est celle de
la Tunisie ou de l’Etat, selon l’interprétation de cette phrase. Le financement
du culte est d’ailleurs pris en charge par l’Etat. Les citoyens quant à eux
sont libres de leur opinion (en théorie) et de leur conscience (il y a des
communautés juives tunisiennes).
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