Groupe X-Démographie, Economie, Population
____________________
Exposé du Mercredi 13 Octobre 1999
L’usine à chômeurs
Par Madame Béatrice Majnoni d’Intignano, professeur d’économie à l’Université de Créteil.
Madame d’Intignano commence en précisant que son exposé sera essentiellement basé sur une comparaison USA-Union Européenne. Deux ensembles proches par la population totale, la richesse, la superficie et même désormais, avec l’Euro, l’existence d’une monnaie principale.
La première comparaison porte sur la création d’emplois : 45 millions aux Etats-Unis depuis le choc pétrolier contre 12 millions seulement en Europe. Ajoutons que ces nouveaux emplois sont essentiellement dans le secteur privé aux Etats-Unis alors qu’en Europe la part du secteur public est importante.
Les autres comparaisons sont elles aussi à l’avantage des Etats-Unis :
A) Les taux de chômages qui étaient voisins de 10% en 1985 sont restés à ce niveau en Europe (aujourd’hui 10,7%) tandis qu’ils sont descendus à 4,8% aux Etats-Unis.
B) Les taux d’activité (pourcentage des 20-65 ans ayant une activité professionnelle) étaient voisins en 1970 : 85% pour les hommes et 50% pour les femmes aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis . Mais les évolutions ont divergé : de 1970 à 1996 ces deux taux ont monté aux USA jusqu’à 87% et 75% respectivement, tandis qu’en Europe le premier taux baisse jusqu’à 79% tandis que le second ne monte qu’à 61% (d’où, en plus, un certain sentiment de remplacement des hommes par les femmes).
La réaction de beaucoup d’Européens à cette situation a été la recherche de boucs émissaires, les plus classiques sont :
A) " Les USA ont une plus forte croissance ". Ceci n’est vrai que depuis 1990 et le chômage américain avait déjà sérieusement diminué auparavant.
B) "Le progrès technique supprime des emplois". Mais il en crée d’autres et ce progrès a ralenti depuis 1975, il est d’ailleurs plus rapide aux USA que chez nous mais on y accepte davantage la modification des emplois.
C) " La démographie : ‘’s’il y a du chômage c’est qu’il y a trop de jeunes’’ ". Explication grotesque que l’on se garderai bien, sous peine de racisme, d’appliquer aux immigrés. En fait aux Etats-Unis la proportion des jeunes, des femmes et des immigrés intégrés au travail est bien supérieure à celle de l’Europe. La situation de la France est particulièrement préoccupante en ce domaine ; la proportion des 16-25 ans ayant un emploi n’y est que de 22% alors qu’elle dépasse 50% en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.
D) " Le libre-échange et la mondialisation : les délocalisations, la concurrence du tiers-monde entraînent du chômage ". Pourtant les petits pays européens, plus ouverts à la concurrence, ont moins de chômage que les autres et de toute façon l’importance des exportations est la même aux Etats-Unis et en Europe : 13% de la production.
Il y a actuellement un phénomène de régionalisation plutôt que de mondialisation, ce que souligne la création de l’Euro, et 70% du commerce extérieur de la France se fait avec les autres pays de l’Union Européenne. Ajoutons que 65% des emplois sont protégés de la mondialisation (petit commerce, hôtellerie, services , fonctions régaliennes, etc.).
Les vraies causes sont d’ordre monétaire et social.
1°) Les causes monétaires.
La politique monétaire des Etats-Unis est très flexible et principalement centrée sur la défense de l’économie américaine. Les taux d’intérêt réels sont quasi-nuls. Quand cela s’avère nécessaire les taux de change sont élevés (dollar à plus de dix francs en 1983-85), puis baissent de moitié quand la tendance se retourne.
La politique budgétaire est basée sur le contrôle des déficits publics par la baisse des dépenses publiques (et des impôts) quand la nécessité s’en fait sentir, car l’Etat est considéré comme une charge pour l’économie. En Europe on aurait plutôt tendance à augmenter les dépenses publiques car l’on croit volontiers que les interventions de l’Etat dans l’économie sont bénéfiques, les gouvernants ne sont-ils pas pleins de bonne volonté ? Mais la bonne volonté, et même la compétence, sont insuffisantes quand les buts des uns et des autres sont très divergents.
2°) Les causes sociales.
La protection sociale représente 12% du produit intérieur brut aux Etats-Unis et 27% dans l’Union Européenne. En particulier il existe dans la plupart des pays d’Europe un salaire légal minimal suffisamment important pour être très défavorable au travail non qualifié : il est bien souvent plus économique d’acheter un équipement approprié plutôt que d’embaucher le travailleur non qualifié correspondant.
Cette situation se reflète dans l’évolution du ratio capital-travail : de 1970 à 1994 ce ratio a augmenté de 20% aux Etats-Unis et de 100% dans l’Union Européenne...
L’utilisation continuelle du ‘’taux de chômage’’ focalise sur les régions en difficulté, Nord, Lorraine etc. , tandis que le taux d’activité est un meilleur indicateur et focalise sur les régions en expansion (Toulouse). De 1990 à 1996 le gouvernement français a dépensé 40 milliards de francs pour l’aide aux grandes entreprises en difficulté et seulement 5 milliards pour les créations d’emplois...Les mutations nécessaires ne sont pas favorisées !
Il faut voir aussi l’évolution de la situation des femmes. 2,5 millions d’emplois leur ont été acquis en France au cours des vingt dernières années et ce sont surtout des emplois qualifiés : professeurs, ingénieurs, professions de santé, professions libérales ; tandis que leur nombre diminuait dans les emplois non qualifiés : agriculture, artisanat, ouvrières non qualifiées.
Il faut noter que ces emplois nouveaux en induisent d’autres : crèches, gardes, etc.
Parlons enfin des petites entreprises lesquelles font preuve d’un dynamisme plus grand que celui des grandes entreprises, l’exemple des pays scandinaves est particulièrement édifiant à cet égard. La France est en retard dans ce domaine et beaucoup y croient encore au mythe de la grande entreprise créatrice d’emploi, mais heureusement les choses commencent à changer.
S’il me faut résumer l’essentiel je dirait que le chômage est pour une large part un problème d’emploi des travailleurs non qualifiés ; ce que les Américains résolvent en les réduisant au statut de ‘’trimeurs intégrés’’et peu payés (mais, pour les immigrés, néanmoins nettement plus payés que dans leur pays d’origine) tandis que les Européens se résignent à en faire des ‘’exclus protégés’’ faute de pouvoir les utiliser raisonnablement au salaire minimal exigé par la loi (en ce domaine les ‘’35 heures’’n’arrangent rien, au contraire).
Il y a aussi un autre point important : le conflit entre l’intérêt des consommateurs (libre-échange, mondialisation etc.) et celui des travailleurs et producteurs (protectionnisme, lois sociales ...).
_____________
Questions
Importance de la proportion des retraités ?
Il y a certes une proportion de retraités notablement plus élevée en Europe, laquelle freine le dynamisme de l’économie et alourdie les charges. Je pense que les Européens se résigneront à augmenter l’âge de la retraite, comme ils ont déjà commencé à le faire dans certains pays.
Ne faut-il pas mettre la Grande-Bretagne à part ?
Oui, je suis d’accord, son modéle économique et social est plus proche du modèle américain que de celui des nations continentales d’Europe. Relevons au passage le caractère parfois ‘’colonial’’ de l’économie américaine et j’ajouterai que le Japon lui aussi a de très nombreux emplois non qualifiés. Dans la situation des lois de l’Europe continentale environ 10% des travailleurs non qualifiés sont inintégrables dans la société.
Vous avez dit que la situation économique de la Scandinavie est plus saine que celle de la France, pourtant la protection sociale n’y est-elle pas élevée ?
Oui, mais elle est plus réaliste, ainsi vous perdez vos allocations de chômage si vous refusez une deuxième possibilité de réemploi.
Pouvez faire un commentaire sur la situation espagnole ?
Après avoir connu un taux de chômage de 25%, l’Espagne voit sa situation s’améliorer quelque peu, mais ce taux reste encore à 18%. Il faut cependant relativiser les choses car le travail au noir y est courant, il n’y a pas de salaire minimal légal et la féminisation de l’économie commence à peine.
_______________
Livre de référence :
" L’usine à chômeurs "
sous-titre : L’Europe fait-elle fausse route ?
par Madame Béatrice Majnoni d’Intignano
Edition de poche, 40 F
____________