Groupe X-Démographie-Economie-Population
Exposé du Mercredi 13 Novembre 2002 .
Par Roland Hureaux
Premier adjoint au maire de Cahors (Lot)
Roland Hureaux, qui est normalien et énarque, commence par quelques souvenirs d’Alfred Sauvy dont il a suivi un des derniers séminaires et à qui il doit en partie son intérêt pour la démographie.
L’histoire démographique vous est bien sûr très familière , mais je voudrais souligner l’excellent « La population dans l’Antiquité » (collection Que sais-je ?) qui vient de paraître . Il montre déjà l’étroite corrélation entre histoire politique et démographie : la démographie n’est pas étrangère à la décadence de l’Empire Romain.
L’expansion européenne des dix-septième et dix-huitième siècles, les colonisations et les migrations du dix-neuvième siècle n’ont pas seulement profité d’avancées scientifiques et techniques : elles auraient été impossibles sans la bonne santé démographique de notre continent à ces époques. Inversement le déclin démographique de l’Europe au XXe siècle , d’abord relatif puis absolu, enclenche la décolonisation et transforme nos pays de terres d’émigration en terres d’immigration.
L’histoire franco-allemande est dominée par la démographie. C’est après l’épopée napoléonienne, vers 1850, que l’Allemagne rattrape la France. En 1914 l’Allemagne domine dans le rapport 3 à 2 et en 1939 dans le rapport 2 à 1... Puis un rééquilibrage se produit, car le baby-boom français est nettement plus prononcé et prolongé que l’allemand ( la coupure de l’Allemagne durant quarante ans joue aussi un rôle important ). Sans ce rééquilibrage la construction de l’Union Européenne aurait été sans doute impossible. Aujourd’hui le rapport franco-allemand des populations est proche de 3 à 4 et les nombres de naissances annuelles sont très voisins.
Je signale un phénomène qu’Alfred Sauvy avait analysé : La France de 1914 était partagée presque également entre la gauche, radicale ou socialiste, et la droite cléricale. Mais le différentiel de natalité de ces deux parties fait que les quatre cinquièmes des « Français de souche » d’aujourd’hui descendent de la moitié de droite et c’est la domination culturelle de la gauche qui rétablit l’équilibre mais entraîne aussi sa division avec le phénomène de la « deuxième gauche ».
Aujourd’hui l’exemple, le mauvais exemple, de l’Europe fait tache d’huile dans le monde entier. Presque partout la natalité descend avec rapidité et de plus en plus de pays passent sous le niveau de remplacement. L’indice de fécondité du Brésil était encore à 2,2 en 1998, il est déjà à 1,8 en 2002, la Tunisie est à 1,9 et, malgré la révolution islamique, l’Iran a vu le nombre moyen d’enfants par femme tomber de 6 à 2,5 en moins de 20 ans. Il est sans doute voisin de 2,2 aujourd’hui.
Pressentant tous ces phénomènes Jean Bourgeois-Pichat avait établi il y a plus de dix ans deux courbes fameuses sur l’avenir de l’Europe et du Monde. Il prévoyait une population européenne passant par un maximum vers 2040 avant de s’effondrer et d’avoisiner zéro vers 2300. Pour le Monde le maximum était prévu vers 2080 et la quasi-extinction vers 2400... Il se pourrait bien que l’évolution soit encore plus rapide car déjà l’Europe compte plus de décès que de naissances.
Bien sûr il y a ici et là quelques phénomènes contraires au mouvement général. L’indice de fécondité de la France métropolitaine est remonté de 1,7 à 1,9 ces dernières années et celui des Etats-Unis de 1,8 à 2,1. Cependant, dans ce dernier cas, l’indice des Américains « WASP » (White, Anglo-Saxon, Protestant) est analogue à celui des pays d’Europe.
Face à cette situation que font et que pensent les hommes politiques ?
La réaction la plus courante se traduit par deux mots : indifférence ou ignorance. Comme exemples citons d’abord le plan Juppé de 1995-97 : les économies ont porté pour une part très importante sur la politique familiale, puis le gouvernement Jospin ponctionne les allocations familiales avant de reculer devant les protestations, mais, changeant son fusil d’épaule, il plafonne le quotient familial ce qui coûte à peu près autant aux familles nombreuses. J’ai eu l’occasion de faire successivement deux articles dans le Figaro pour analyser et stigmatiser ces dérives.
Au plan européen c’est encore plus net. Il suffit de consulter le site web du parlement européen à la rubrique « enfants » pour constater que le parlement de Strasbourg ne s’occupe pratiquement pas des enfants d’Europe, mais discute et produit des « résolutions » sur « l’exploitation des enfants du Guatemala », « la violence que subissent les enfants de Colombie », etc. En fait l’homme politique moyen des autres pays d’Europe, sauf en Grande-Bretagne et en Scandinavie, est encore plus antifamilial que l’homme politique moyen français. Au Parlement européen « droit des femmes » signifie droit des femmes à la contraception, à la promotion professionnelle, à l’égalité politique, etc. sauf droit des femmes à avoir et à élever des enfants.
Il y a eu des périodes plus favorables, en particulier à la Libération, où les hommes politiques avaient de toutes autres idées et les mettaient en pratique. On peut d’autre part constater une certaine évolution positive depuis quelques années. Cependant la gauche française reste majoritairement hostile à la politique familiale et si la droite l’est moins il y a quelques discours positifs mais peu de mesures réelles. Le résultat : si l’on considère la période 1980-2002, les sans-enfants paient aujourd’hui moins d’impôts tandis que c’est le contraire pour les familles avec enfants.
Une autre source de réflexions : on discute fortement, et avec beaucoup d’idéologie, sur les retraites par répartition ou par capitalisation, mais ces dernières, je tiens à le souligner, sont contraires à la natalité (ce que tous négligent), car qui pourra se payer des fonds de pension – en partie subventionnés par les autres contribuables – si ce n’est ceux qui n’ont pas de charges familiales ? Au moins les retraites par répartition sont –elles neutres du point de vue démographique.
La raison essentielle de l’état d’esprit actuel des hommes politiques est que la démographie, pour fondamentale qu’elle soit, n’agit qu’à long terme et avec une énorme inertie, tandis que les élections, qui rythment la vie des hommes politiques, ont lieu tous les 4 à 6ans selon les pays. Comparons les effets sur différents plans. Une déclaration maladroite ou mal comprise peut, en matière financière, provoquer une catastrophe dans les vingt-quatre heures... Dans le domaine de la sécurité les mesures ont effet en six mois ou un an tandis que dans le domaine économique et social il faut plusieurs années de continuité et de ténacité pour redresser une situation défectueuse. A côté de cela les mesures démographiques comportent toujours d’abord des charges et n’ont d’effet positif qu’au bout de vingt ans...
Il faut comprendre que les hommes politiques paient un tribut très lourd aux exigences immédiates de toutes sortes, qu’ils s’occupent de vingt problèmes à la fois, qu’ils subissent des pressions et reçoivent des appels de cent côtés différents... et qu’en plus de cela ils doivent penser à assurer leur réélection ce qui est la condition nécessaire de l’action !
Certes, certains hommes politiques, disposant de suffisamment de prestige et d’une position assurée, ont pu s’intéresser aux questions de démographie. L’action du Général de Gaulle est bien connue et François Mitterrand constatait parfois avec amertume : « Je suis le seul au parti socialiste à m’intéresser aux questions de démographie ! ». Mais le ministre moyen, et plus encore le député, n’a pas ces possibilités.
A tout prendre la France n’est pas la plus mal lotie, il y subsiste des associations familiales, sous perfusions d’Etat toutefois, et la politique familiale, si diminuée soit-elle, n’y est pas « mal vue », elle fait partie du paysage. La même inertie de toutes les bureaucraties a ailleurs des effets opposés : l’ONU poursuit aujourd’hui partout une politique active de restriction des naissances pourvue de très gros moyens et en complet contresens avec la situation actuelle.
Il y a aussi l’effet des idéologies antinatalistes , de nature variée . Les écologistes ne sont pas loin de considérer les êtres humains comme une pollution de la planète et de la nature. L’idéologie libérale-libertaire repose sur un faux individualisme antifamilial qui à la limite considéreraient les êtres humains comme indépendant les uns des autres. Et ne parlons pas des discours sur le repoussoir nazi-fascisto-vichyste : ce discours n’existait pas à la Libération, où l’on connaissait bien mieux ces régimes - on en sortait – et où pourtant l’on prenait sans aucun complexe des mesures pro-familiales bien plus sérieuses et bien plus efficaces que toutes celles promises par les trois régimes honnis, sans d’ailleurs beaucoup d’applications réelles.
Le discours officiel actuel repose aussi sur plusieurs erreurs et un cercle vicieux que l’on ne veut pas voir : le poids électoral des personnes âgées va croissant et il devient donc, politiquement parlant, de plus en plus difficile de tenir un langage de vérité. Pierre Chaunu avait déjà remarqué il y a plus de dix ans : « Le vieillissement démographique suscite par lui-même son propre analgésique ». En France aujourd’hui un électeur sur deux est âgé de plus de 49 ans...
Parmi les cécités volontaires citons celles sur le choix des femmes. Toutes les enquêtes montrent qu’à vingt ans elles désirent, en moyenne, avoir 2,4 ou 2,5 enfants et si l’on interroge celles de soixante ans sur le nombre d’enfants qu’elles auraient souhaité avoir on retrouve les mêmes chiffres. Pourtant la réalité n’est que de 1,2 à 1,9 selon le pays d ‘Europe étudié. Il y a donc là une frustration fondamentale. Pour comprendre ce décalage entre les souhaits et les actes , il faut retrouver le concept d’aliénation mis au jour par Karl Marx. La société place ces femmes devant des choix draconiens et inhumains, les mettant en demeure de choisir entre leurs deux désirs principaux : une vie familiale normale et une vie professionnelle normale. Dans cette situation d’aliénation une femme, coincée dans les arcanes de la compétition professionnelle, en arrive aisément à se persuader qu’elle ne veut pas d’enfant, du moins pour le moment... Puis les femmes de trente-cinq à quarante ans veulent rattraper le retard mais bien souvent il est trop tard, on ne joue pas impunément avec la nature.
Les sociétés qui se désintéresseront de ces questions fondamentales et, pour des raisons électoralistes, accorderont la priorité aux problèmes des personnes âgées, ces sociétés souffriront fatalement d’un grave déficit des naissances et donc d’un vieillissement de plus en plus accéléré jusqu’à l’effondrement final. Il est absolument nécessaire de donner aux jeunes couples et aux jeunes femmes les moyens de surmonter cette situation impossible.
Le concept d’aliénation va très loin. Les machines que nous créons conduisent à des mécanismes qui nous échappent. C’est évident en ce qui concerne la vie des grandes entreprises, mais observez ces grandes machines que sont les retraites et les caisses de retraites. La retraite constitue une collectivisation de la charge du troisième âge , qui était autrefois de la responsabilité des familles : qui dit collectivisation dit irresponsabilité : élever des enfants n’est plus indispensable pour que quelqu’un s’occupe de vous sur le tard. Et je pourrais citer bien d’autres exemples...
Il est de bon ton, dans certains milieux, précisément ceux qui sont hostiles à toute politique démographique, de mettre en doute l’efficacité des mesures familiales. Les arguments avancés vont de la prolificité du tiers-monde, sans aucune mesure incitative, à la comparaison Etats-Unis d’une part, Canada et Europe de l’autre. On peut répondre aujourd’hui sur tous ces points : la natalité décroît rapidement dans la plupart des pays du tiers monde et beaucoup d’entre eux sont déjà sous le niveau de remplacement. Les Etats-Unis ne sont pas sans mesure incitative, comme on le sous-entend, ainsi les immigrés clandestins (plusieurs centaines de mille chaque année) deviennent inexpulsables dès qu’ils ont un bébé né sur le sol des Etats-Unis et j’ai déjà souligné que la fécondité des « WASP » est très voisine de celle de leurs homologues européens ou canadiens. Enfin de nombreux exemples opposés existent : les pays de l’Europe du Nord ont de bonnes politiques familiales et une fécondité qui se maintient vers 1,7 à 2 tandis que l’Italie, l’Espagne et l’Europe de l’Est sont dans la situation contraire avec une fécondité autour de 1,2 enfant par femme...
Pour la France on peut presque dire que l’indice de fécondité est proportionnel au pourcentage du PNB consacré à la politique familiale : 5% dans les années qui ont suivi la Libération, 2,5% aujourd’hui (ces derniers chiffres sont quelque peu contestés par Philippe Bourcier de Carbon, mais bien sûr le parallélisme de l’évolution de ces deux indices ne fait aucun doute).
Roland Hureaux termine son exposé par un examen de la question des retraites et une proposition. Vous connaissez comme moi les données du problème actuel. Les trois possibilités théoriques sont une baisse des prestations, une hausse des cotisations et une élévation de l’âge de la retraite. La première est politiquement difficile, la seconde est antidémographique et économiquement risquée, je crois donc que le plus réaliste serait une sorte d’échelle mobile de l’âge de la retraite en fonction de la démographie, des progrès de l’espérance de vie et sans doute aussi de la durée des cotisations. Les syndicalistes connaissent bien cette notion d’échelle mobile. Chaque année le parlement déciderait s’il y a lieu de modifier d’un ou deux mois la durée de cotisation nécessaire pour partir à la retraite à taux plein.
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Questions.
J’ai
beaucoup apprécié votre exposé mais j’aimerais connaître votre opinion sur la
retraite par capitalisation ou par répartition.
Réponse : L’élément essentiel est que, afin de favoriser la formation des fonds de pension, le gouvernement accorde des subventions ou des baisses d’impôts à ceux qui se constitueraient un petit
capital. Bien entendu cela se fait aux dépens des autres contribuables en particulier de ceux qui, chargé d’enfants, n’ont pas les moyens d’épargner. La retraite par répartition n’a pas cet inconvénient.
Je crois qu’il faut éviter les solutions extrêmes, tout l’un ou tout l’autre. Après tout il y a aussi des besoins d’épargne.
Oui, bien sûr mais je pense qu’il faut séparer les deux questions l’épargne d’un côté, et son utilisation pour les investissements, les retraites de l’autre.
Ne pensez-vous pas que l’on devrait diminuer
les cotisations de ceux qui élèvent des enfants ?
Bien sûr, élever des enfants devrait être considéré comme l’une des manières de payer des cotisations.
Que pensez-vous de la « démocratie
complète » (la représentation politique et électorale des citoyens mineurs
par leur mère, ou éventuellement leur père) ?
Cela certes modifierait le point de vue des hommes politiques dans le bon sens en leur faisant prendre en compte davantage le point de vue des jeunes couples. Mais ce n’est qu’un élément parmi tous ceux qui sont nécessaires.
Remarquons que tout n’est pas noir à ce sujet. L’électorat âgé est très stable et les hommes politiques savent qu’ils ne doivent pas négliger l’électorat jeune plus influençable
Philippe Bourcier de Carbon donne quelques chiffres : Aujourd’hui les jeunes femmes de 25 à 39 ans ne représentent que 14% du corps électoral. D’ici 10 ans les plus de 75 ans seront plus nombreux qu’elles.
Pensez-vous que les médias pourraient mieux
informer les citoyens sur ces questions ?
C’est absolument certain. Il y là un énorme déficit de pédagogie qu’il faut combler de toute urgence.
J’ai noté qu’à aucun moment vous n’avez
parlé des moyens du contrôle des naissances, pensez-vous que leur efficacité
soit un élément essentiel de la situation actuelle ?
En 1934, sans aucun des moyens modernes, la natalité française était déjà très insuffisante et sous le niveau de remplacement. Adolphe Landry avait noté que des moyens appropriés suivent toujours les volontés, en ce domaine comme en beaucoup d’autres..
Pensez-vous vraiment que l’échelle mobile de
l’âge de la retraite (ou plus précisément de la durée des cotisations) puisse
être acceptée par les syndicats ?
Il faut bien entendu une très sérieuse campagne d’explications et beaucoup de pédagogie, mais l’idée même d’échelle mobile leur est familière.
Une étude essentielle est celle des revenus
par groupe d’âge. Il est bien dommage qu’Edouard Balladur ait supprimé le
Centre d’Etudes des Revenus et des Coûts.
Tout à fait d’accord. A cause de cela j’ai personnellement eu bien du mal à faire l’étude du taux d’épargne en fonction du nombre d ‘enfants. Ce taux descend beaucoup dès le troisième enfant ce qui est un élément important dans le débat sur les fonds de pension.
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Livre.
Roland Hureaux a écrit « Le temps des derniers hommes. Le devenir de la population mondiale » (Hachette-Littérature, Novembre 200).
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