Groupe
X-Démographie-Economie-Population
Conférence du Mardi 10
Décembre 2013
Quelle politique face
au réchauffement climatique ?
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Par le camarade Roger
Guesnerie (X62),
Professeur au Collège de France
Directeur d’Etudes à
l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Président de l’Ecole
d’Economie de Paris.
Je vais tout d’abord dire quelques mots de mon parcours personnel. J’ai
commencé à m’intéresser aux questions climatiques vers l’an 2000 et publié en
2003 « Kyoto et l’économie de l’effet de serre », rapport qui m’avait
été demandé par le Conseil d’Analyse Economique que je venais de rejoindre.
J’ai continué à écrire beaucoup sur le sujet . Soit
dans le cadre d’ouvrages de vulgarisation, par exemple « Nos llevarà a la ruina combatir el efecto invernado ? »
pour citer une traduction espagnole et plus récemment, en 2012 avec Nicolas
Stern, « Deux économistes face aux enjeux climatiques » (références 1
- 2 et 7). Mais aussi des ouvrages (MIT Press) et des
articles plus académiques, dans des revues scientifiques de ma discipline.
J’ai
participé au « Grenelle de l’environnement » en tant que président du
groupe 6 (« Promouvoir des modes de
développement écologiques favorables à la compétitivité et à l’emploi »)
et à la commission Roccard sur la taxe carbone.
Vous
connaissez tous le GIEC (Groupe Intergouvernemental d’études de l’Evolution du
Climat, ou Groupe Intergouvernemental des Experts du Climat) et vous connaissez
aussi ses conclusions sur le réchauffement climatique. Je ne suis pas
climatologue, et mes convictions se fondent sur une évaluation subjective de la
plausibilité des pronostics des uns et des autres. Elle résulte de nombreuses
discussions et retient les doutes de quelques- uns sur les effets initiaux de
l’accroissement des concentrations et, au-delà, les incertitudes lourdes qui
résultent sur ce que les climatologues appellent les rétroactions. Mon analyse met
une probabilité significative sur le fait qu’une politique d’émissions au fil
de l’eau, conduirait à une augmentation moyenne des températures sur cette
planète, se situant dans une fourchette de 2, 3 à 6°, peut-être plus au cours du 21ème siècle. Comme je
l’explique ailleurs, je vois dans l’incertitude qui entoure la question, et
dans la gravité des scénariis extrêmes, la principale
raison d’agir (pour ceux que la question de traitement du risque intéresse, je
garde un point de vue « bayésien » sur la question, même si mon argumentaire,
comme me l’a suggéré Claude Abraham après la conférence est compatible avec
l’adoption d’un critère pertinent de choix dans l’incertain, celui du minimax
regret !
Commençons
par quelques mots sur les évolutions récentes et ce que l’on peut en déduire. La
teneur de l’atmosphère en CO2 a cru avec la révolution industrielle
et la combustion de quantités énormes de charbon puis de pétrole, elle est
passée de 280 parties par millions en volume (ppmv)
en 1850 à 400 aujourd’hui. D’autres gaz à effet de serre sont le méthane (CH4)
et le protoxyde d’azote (N2O), ils ont eux aussi augmenté
notablement depuis 1850, passant le premier de 800 à 1800 ppb
et le second de 270 à 310 ppb, mais il est vrai que
les ppb ne sont que des « parties par
milliards ».
L’activité
humaine actuelle conduit à émettre environ 9 milliards de tonnes de carbone par
an dans l’atmosphère, c’est évidemment assez peu par rapport aux quelques 150
milliards envoyés et aussi absorbés dans le même temps par les activités
naturelles, mais cela entraîne une augmentation annuelle d’environ 5 milliards
de tonnes dans le stock atmosphérique de carbone (soit, pour le CO2,
annuellement 18 milliards de tonnes supplémentaires dans une atmosphère dont la
masse totale est de 5 millions de milliards de tonnes). En conséquence la
teneur en CO2 atmosphérique risque d’augmenter spectaculairement et
après être passée de 280 ppm (en volume) à 400 ppm entre 1850 et aujourd’hui,
elle pourrait atteindre entre 450 et 750 ppm en 2100 selon les émissions et la
politique énergétique que nous suivrons.
Cette lente
augmentation de la teneur en gaz carbonique a accompagné la hausse des
températures mondiales au vingtième siècle, il y a là un parallélisme troublant
même s’il n’est pas absolu[1]
Cette évolution est pour la plupart des climatologues une traduction de « l’effet de serre » créé par le gaz
carbonique et les autres gaz dits à effet de serre, mis en évidence par Fourier
et qu’Arrhenius tenta de quantifier à la fin du 19ième siécle, effet qui devrait donc s’accentuer dans les
décennies à venir.
Au-delà des incertitudes
économiques (qu’allons-nous décider ?), il faut souligner les incertitudes
scientifiques qu’il s’agisse de quantifier « l’effet de serre » initial mais plus encore les rétroactions
qu’il suscite, (les modèles climatiques donnent des résultats dispersés sur
cette question), qu’il s’agisse d’évaluer les (mauvaises) « surprises »
possibles (fonte du permafrost ? ). Mais l’on
peut escompter une modification, lente mais importante, du climat, liée aux
activités humaines, et mettre en évidence une correspondance entre la teneur en
CO2 a la fin du siècle actuel et l’élévation résultante de
température, (avec à nouveau une incertitude « scientifique »
importante sur la fourchette plausible, a scénario donné).
Nous en
arrivons aux décisions économiques à étudier : comment concilier la
« raison économique » et « l’intuition
écologique » ?
Rappelons
tout d’abord le « principe de précaution » (Loi Barnier) :
L’absence de
certitudes, compte-tenu des connaissances scientifiques et techniques du
moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures appropriées, visant à
prévenir des dommages graves et irréversibles à l’environnement… à un coût
économique « acceptable ».
Que faut-il
donc faire ? Arrêter les émissions ou simplement les stabiliser ?
Comment évaluer les coûts, les bénéfices, qu’est-ce alors qu’un coût économique
acceptable ? De toute évidence, l’analyse est très complexe et doit dépendre
d’une manière décisive des taux d’intérêt utilisés.
Un certain
nombre de questions concernant les coûts ont été brièvement abordées : Devrions-nous
revenir à un mode de vie préindustriel ? Diminuer la consommation
d’énergie ? Utiliser des énergies moins carbonées ? Affronter les
risques du nucléaire civil et les inconvénients de l’intermittence de l’éolien
et du photovoltaïque ? Séquestrer le CO2 ? Nous soucier
des autres gaz à effet de serre ? Ou bien faire confiance au progrès
scientifique et technique que pourrait nous donner l’énergie de fusion et le
combustible hydrogène ?
L’analyse
sectorielle, pour la France d’aujourd’hui, montre que les émissions de CO2
sont, par ordre d’importance, A) Celles
des transports (34%), B) Celles classées « Agriculture et
résidentiel » (26%), C) Celles de l’industrie (22%) et enfin celles de la
production d’énergie (18%) (pourcentage faible comparé
à d’autres pays développés mais effet parc nucléaire dans la production
d’électricité). L’analyse et les graphiques présentés montrent aussi que les
coûts potentiels de réduction des émissions, évalués au travers des coûts
fictifs du carbone qui justifient les investissements de réduction selon les
secteurs, sont eux aussi très différents…
Bien entendu
la question principale est celle de la compatibilité du calcul économique avec
la préservation à long terme de l’environnement. Les taux d’actualisation du
commissariat au plan étaient autrefois supérieurs à 7%, quand ils se rapprochent de 4%
aujourd’hui… mais même avec 4% seulement le calcul économique
qui « écrase l’avenir » exige que la dépense d’un euro
aujourd’hui procure, pour être rentable, un bénéfice de 7 euros dans cinquante
ans ou de 50 euros dans cent ans…
Les
écologistes opposent à ces raisonnements économiques des considérations d’un
tout autre ordre : « Le calcul économique conduit à sacrifier des
intérêts essentiels à des intérêts secondaires et reflète l’égoïsme des
générations en place qui se soucient bien davantage d’elles mêmes que des
générations à venir ».. Ce à quoi les économistes
répondent que les taux d’actualisation reflètent la productivité marginale
du capital et, autre versant de la théorie de l’actualisation, qu’il ne fait
pas sens de se sacrifier pour des générations futures dès lors qu’elles
seraient vraisemblablement bien plus riches que nous.
La question
est rendue encore plus compliquée du fait de notre ignorance des probabilité
des évolutions extrêmes, probabilités dont il faut tenir compte dans les
calculs économiques (en langage mathématique on dira, comme Benoit Mandelbrot, que la loi de probabilité à utiliser a des
« queues » minces ou au contraire « épaisses »). La loi de Pareto, la loi normale (de Gauss) ou
la loi Lognormale conduisent à une appréhension très
différente des risques extrêmes, à partir des mêmes estimations des risques
moyens… Autre question : comment définir et évaluer un bien
« environnement », fait-il sens d’espérer compenser une planète
dégradée par l’abondance de bien standards ? Comment définir l’altruisme
intergénérationnel ? J’ai abordé toutes ces questions dans toute une série
de textes soit « scientifiques », (Revue Economique 2004, Journal of
Public Economic Theory
2012) soit de vulgarisation (par exemple avec cinq collègues dans le livre
« Ethique et changement climatique » [référence 3]). Conclusion
qualitative trop rapide et heureusement mieux formulée et développée dans
les textes cités: le don le plus utile à faire aux générations futures, même et
surtout si elles sont plus riches que nous, est une planète en bon état.
Toutes ces
incertitudes et toutes ces difficultés n’empêchent pas de dégager quelques
idées générales et quelques recommandations sur les grandes questions amont de
la politique climatique. Je classerai ces grandes questions en :
A ) L’assiette de la politique
climatique
B ) La taxe ou le marché
C ) Le double dividende
D )
L’innovation
Je renvoie
pour des études plus systématiques de ces questions à plusieurs livres :
« The design of climate policy »,
« Pour une politique climatique globale .
Blocages et ouverture » et « Deux économistes face aux enjeux climatiques
[références 4 à 6].
Une assiette
naturelle de l’intervention est l’assiette aval, les émissions de CO2
en site propre ou encore, assiette amont, le carbone extrait ou importé
(proposition de Bradford). Ce qui
apparaît à priori plus simple, mais il faut étudier de près les questions des
exemptions, des modalités de la séquestration du carbone. A cette assiette
amont, on préfère donc aujourd’hui l’assiette aval, qui saisit les émissions au
moment de leur « production ».
Les
instruments économiques sont les taxes, les subventions, (politiques de prix), les
quotas et les marchés de droits d’émissions, (politiques de quantités).
Comment donc
fonctionne le marché des droits d’émission ? Les droits peuvent être gratuits
et attribués administrativement ou bien payants et mis aux enchères parmi les
entreprises émettrices de CO2 . Si les coûts de réduction des émissions sont
inférieurs aux prix des droits d’émission il en résultera une diminution des
émissions…
La question
principale est celle du choix entre la taxe carbone et le marché des droits
d’émission. Sur ce sujet les avis sont partagés et même parfois très tranchés :
les écologistes ont parfois stigmatisé le « droit à polluer » que
constitue le permis, même s’il substitue un droit limité à une situation antérieure
de droit illimité ! Mais les
américains et les entreprises préfèrent le marché des droits d’émission. Les
économistes qui soupèsent les avantages et les inconvénients de ces deux
solutions, les trouvent en première approximation équivalentes. L’expérience
ETS 2006 a plutôt confirmé la justesse des raisonnements des économistes.
La taxe est
plus prévisible mais moins flexible ; des marchés idéaux sont en un
certain sens meilleurs que la taxe, mais quid des marchés réels ? Pour l’instant, dans l’opinion des décideurs,
la balance penche en faveur du marché des droits d’émission.
Bien entendu
toute cette politique est jugée dispendieuse par ses adversaires mais procure
un double dividende selon ses partisans : un environnement préservé et une
fiscalité plus efficace (la fiscalité carbone est bonne, indépendamment de ses
effets climatiques, elle pousse à l’économie des combustibles fossiles, et peut
se substituer à d’autres « mauvais » impôts). Effet clairement
bénéfique, celui d’obliger à penser à long terme et a anticiper la raréfaction
inéluctable des combustibles fossiles, apportant ainsi une correction à la
myopie naturelle de nos sociétés marchandes.
On peut
envisager divers scénario de production de l’énergie au cours du prochain
siècle selon l’importance accordée au nucléaire civil et selon les innovations
qui ne manqueront pas de se produire. De ce côté on peut être sûr qu’il y aura
de grandes surprises. Qui donc il y a trente ans aurait pu deviner l’importance
que l’informatique a acquise aujourd’hui ? [2]
Il reste
bien des questions délicates sur l’abaissement de la demande de CO2 , sur les effets bénéfiques du progrès
technique et sur l’organisation internationale de la politique climatique.
C’est ainsi qu’on a défendu l’idée qu’une politique climatique géographiquement
limitée est contre-productive (« Une obole faite par les fidèles à l’Eglise et
dérobée par les incroyants ») , un abaissement de la demande de CO2
pouvant même avoir des effets négatifs ( « a gradually
greening demand policy can speed up global warming » ). Le problème sous-jacent, le « green paradox » est que l’abaissement du prix des énergies
non carbonées risque de provoquer une accélération de l’extraction des
ressources carbonées. En tout état de cause l’efficacité de l’innovation pour
la politique climatique est liée à une très bonne maîtrise du chemin des prix
du carbone…
Je
terminerai par quelques mots de géopolitique.
Comment organiser la coopération
internationale en évitant ce que les économistes appellent le problème du
« passager clandestin », susceptible de ruiner les efforts des nations
vertueuses ? Vaste question, derrière laquelle il y a le problème de ce que
l’on appelle aujourd’hui les fuites de carbone et la question dite des ajustements
aux frontières. En ce qui concerne la bonne architecture internationale, (une
question probablement hors épure aujourd’hui, mais peut être Paris 2015 nous apportera-t-il
une bonne surprise ?), j’ai défendu l’idée des mérites d’un système mixte
avec des quotas nationaux ou régionaux type Kyoto (référence 7) combinés avec une
taxe carbone internationale éventuellement harmonisée.
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Références
1 . Roger Guesnerie Combattre l’effet de
serre nous mettra-t-il sur la paille. Edition
Le Pommier (2003)
2 . Roger Guesnerie Nos
llevarà a la ruina combatir el effecto
invernadero Edition
AKEL
3. O. Abel , E. Bard , A. Berger , J-M. Besnier , R Guesnerie , M. Serres Ethique et changement climatique. Edition Le Pommier (208 pages).
4. Roger Guesnerie , Henry Tulkens The design of climate policy Seminar
series, MIT Press (2008)
5. Roger Guesnerie Pour une politique climatique globale CEPREMAP Presse de l’Ecole Normale Supérieure (96
pages).
6. Roger Guesnerie , Nicholas Stern Deux économistes face
aux enjeux climatiques Edition Le Pommier (129 pages).
7. Roger Guesnerie Kyoto et l’économie de l’effet de
serre La
documentation française (2003)
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[1] (la température à baissé quelque peu de 1900 à 1910 et surtout de 1940 à 1975, à tel point que certains « experts », dont en 1975 l’Académie des sciences des Etats-Unis, prédisaient l’arrivée imminente d’un âge glaciaire…).
[2] On m’a fait remarquer dans la discussion que si l’énergie de fusion devenait disponible le problème de l’énergie perdrait les quatre cinquièmes de son acuité