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–Démographie-Economie-Population
Conférence
du Mardi 15 Janvier 2013
La
transformation de l’entreprise
Par le camarade
Roger Godino (51)
Ancien de
Harvard et du MIT
Fondateur
de l’Institut Européen de l’Administration des affaires (INSEAD)
Créateur de
la Société des Montagnes de l’Arc (SMA)
Nous
vivons une période de grandes transformations rapides ! Le dilemme qui en
résulte se traduit par « Faut’il attendre ou faut’il agir ? »
Le
9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin entraîne la mondialisation, mais une
mondialisation sous le leadership américain car les Etats-Unis sont la seule
superpuissance restante.
Les
néoconservateurs américains ont mis au point une doctrine qui doit leur assurer
la domination du monde. Cette doctrine, que l’on appelle le capitalisme
financier, comporte trois éléments essentiels :
1 ) L’ultralibéralisme : les marchés doivent pouvoir se
réguler tout seuls.
2 ) La dérégulation. En particulier la fin de la distinction
entre les banques de dépôt et celles de spéculation.
3 ) Le but des entreprises doit être désormais le seul
profit (financier).
Ce
capitalisme financier prétend garder le concept de libre-entreprise où, bien
évidemment, l’entreprise joue un rôle moteur. L’entrepreneur est propriétaire
de son entreprise, il a le droit « d’en user et abuser » (même si
‘’usus et abusus’’ signifiait pour les anciens non le droit d’user et d’abuser
mais le droit d’user et de vendre …).
Aujourd’hui
l’expérience permet d’affirmer que cette doctrine du capitalisme financier provoque
des désastres. La crise des ‘’subprimes’’ était vraiment du n’importe
quoi, une course effrénée pour refiler les risques aux autres.
Après
examen et analyse approfondie, je ferai au capitalisme financier cinq reproches
principaux.
Premier
reproche : le capitalisme financier exacerbe les inégalités.
On
a voulu lutter contre ce défaut par l’institution d’un salaire minimum et le
projet d’un salaire maximum. Mais ces deux butoirs ont des effets pervers, le
premier augmente le chômage, le second fait fuir les plus compétents vers des
pays plus laxistes…
Le
RMI est une réponse moyennement satisfaisante et en principe provisoire, mais
imaginez ce que seraient les rues de Paris si le RMI n’existait pas. Le RSA est
plus approprié, c’est en quelque sorte un impôt négatif. D’une manière générale
il vaut mieux agir sur les revenus, par l’intermédiaire d’impôts raisonnables,
plutôt que sur les salaires.
Deuxième
reproche : le capitalisme financier entraîne une aliénation du travail.
Le
principe ‘’Il faut que les actionnaires commandent’’ entraîne une organisation
en conséquence des salaires patronaux et une dévalorisation de l’intérêt du
travail.
Les
anciens distinguaient déjà deux sortes de travaux : le travail fatiguant,
répétitif et ennuyeux imposé aux esclaves et assimilé au tripalium, qui est un
instrument de torture, et puis l’œuvre qui est le travail de l’artiste ou de
l’artisan, travail qui est sa raison de vivre et dans lequel il se sublime.
Reconnaissons
que les trente cinq heures engendrent certains effets négatifs. Le mythe de
la « fin du travail » (Jérémy Rifkin)
a laissé supposer que le travail était un inconvénient qu'il fallait minimiser
et que c'était possible grâce au progrès technique. On s'est focalisé sur la
durée du travail, en oubliant la valeur supérieure qu'il représente. Pour celui
qui travaille quarante huit heures par semaine, le travail c’est sa vie, il y
met en général une haute conscience professionnelle ; mais celui qui ne
travaille que trente cinq heures par semaine, et qui dispose en plus chaque
année de cinq semaines de congés payés, celui là sera beaucoup plus enclin à
considérer son travail comme une petite activité annexe…d’où d’ailleurs une
souffrance physique indéniable : que ferai-je, que deviendrai-je dans dix
ans ?
Il
faut réenchanter le travail.
Le
remarquable rapport Gallois, avec la comparaison Allemagne-France, insiste sur
l’importance, non seulement du salaire et des charges sociales bien sûr, mais
aussi de l’intérêt du travail et en particulier des possibilités d’innovation.
Gallois souligne l’importance du rapport social et pointe la différence de
culture sociale : coopération en Allemagne, confrontation et ‘’lutte des
classes’’ en France, sinon toujours du moins encore très souvent.
Troisième
reproche : le capitalisme financier pousse aux visions à court terme.
Le
souci de rentabilité financière immédiate ne pousse pas aux grands projets qui
exigent une forte volonté et de grands sacrifices pendant des années ;
quelle différence avec les trente glorieuses et leurs plans quadriennaux
murement réfléchis !
En effet, la recherche prioritaire de l'actionnaire est
de pouvoir revendre son action avec le maximum de plus-value. D'où les
objectifs insensés d'une rentabilité minimum de 15% l'an qui conduit à privilégier
effectivement le court- terme.
Je considère
que ce court-termisme est un défaut grave.
Quatrième
reproche : le capitalisme financier n’a guère le souci des équilibres
naturels. Ses excès sont à la base de la réaction écologiste, c’est bien
entendu l’une des graves conséquences de
sa vision à trop court terme.
Cinquième
reproche : Le capitalisme financier pousse à des débauches de publicité
organisée pour servir l’entreprise et non le public : On fabrique ce qui
aura toutes les chances de se vendre en masse, pourvu que la publicité soit
bien faite, et l’on néglige ce qui serait vraiment utile, les enquêtes sur
l’intérêt général, sur les désirs et les besoins réels sont vraiment la portion
congrue !
Que
pouvons-nous faire ?
En
premier lieu on pense bien sûr aux possibilités offertes par le système fiscal
et la politique des revenus. L’exemple de la TVA est particulièrement
instructif et cet impôt à la fois juste et économiquement efficace a été imité
dans de nombreux pays.
Cependant
cela ne suffit pas. Il est souhaitable que des évaluations des entreprises
soient faites, soient internes, soient externes, sur chacun des cinq points
évoqués ci-dessus. Cela peut très bien aller jusqu’à des notations, et ne
croyez pas que cela soit inutile. C’est ainsi que la révélation que dans tel
pays d’Asie des enfants très jeunes étaient contraints à travailler pour
fabriquer des pantoufles, cette révélation a suffit pour détourner la clientèle
et stopper cette forme d’exploitation.
Une
autre possibilité est l’amélioration des relations internes à l’entreprise.
En
1945 le Général de Gaulle a proposé que les salariés soient associés à la
gestion et aux bénéfices des entreprises, mais ceci a été abandonné car les
patrons n’en voulaient pas. Cependant l’idée n’était pas mauvaise si l’on
distingue bien le conseil d’administration (dirigé en principe par l’Assemblée
Générale des actionnaires, mais en fait assez indépendant) et le conseil de
surveillance, chargé de surveiller la gestion de l’entreprise et où devrait se
retrouver toutes les parties prenantes, non seulement les salariés et les
actionnaires, mais aussi les sous-traitants et les fournisseurs.
D’une
manière générale, et pour conclure, je dirai que l’essentiel est un changement
de culture. Il nous faut passer de la société de contestation et de ‘’lutte des
classes’’, selon le point de vue marxiste, à une société de coopération. A ce
sujet je suis devenu optimiste après l’accord du 13 janvier dernier entre d’une
part le patronat et d’autre part la CFDT, la CGC et la CFTC sur les règles
concernant la flexibilité du travail et qui prévoit la présence des salariés
dans les instances de gouvernance (Conseil d'Administration ou de
Surveillance), ce qui, on l'espère, permettra une amélioration du dialogue
social.
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Questions
Je suis financier et
banquier, je suis profondément d’accord avec ce qui vient d’être dit, mais j’ai
une question à poser : Qu’est-ce que l’intérêt général ? Qui connaît
l’intérêt général ?
Je
comprends parfaitement votre inquiétude et nous ne connaissons que trop
d’exemples où l’Etat s’est révélé un mauvais gestionnaire. Il suffit de
rappeler la faillite du Crédit Lyonnais ou bien les nationalisations
‘’provisoires’’. Cependant il y a tout de même des cas favorables comme la
gestion de l’eau et les agences de bassins ou bien la construction des
centrales nucléaires. L’essentiel est une information vraie et une meilleure
éducation économique des français.
Je voudrais rappeler une remarque de Jean
Peyrelevade lors d’une récente réunion de financiers : « Le marché et
les entreprises évoluent naturellement vers un état d’équilibre dépendant des
conditions du moment, il y a une grande stabilité. Par contre le système
financier est structurellement instable et s’il n’est pas solidement réglementé
il conduit à des catastrophes » Qu’en pensez-vous ?
C’est
tout à fait exact, même si cela n’était pas aussi évident il y a vingt trois
ans quand le mur de Berlin est tombé. Mais rappelons que le Président Roosevelt
a, en 1933, imposé une rigoureuse séparation des banques de dépôt et des
banques de spéculation, règle de sagesse qui a été observée jusqu’à la fin du
siècle…Puis vint la dérégulation !
Si
nous n’y prenons garde, la crise actuelle, initialement financière, pourra
devenir successivement économique puis sociale et enfin politique. Faut-il
rappeler que le nazisme s’est imposé à cause de la crise de 1929 ?
Mes petits-fils ont maintenant des activités
professionnelles et quand je compare ma situation avec les leurs je m’aperçois
d’une part que la plupart des sociétés que je connaissais ont disparu
(Péchiney, etc.) et d’autre part qu’il y a une profonde prolétarisation des
cadres. Qu’en pensez-vous ?
Il y a en
effet d’énormes changements et le capitalisme financier, qui pousse à
l’inégalité, entraîne de facto une prolétarisation des cadres considérés comme
des outils interchangeables. Cela dit il y a une très grande variété
d’entreprises et celles-ci fonctionnent en réseau sans qu’aucune d’entre elles
ne domine. La situation n’est donc pas irréversible.
Les allemands ont connu le nazisme puis le
communisme. Ces deux régimes autoritaires et totalitaires ne leur ont vraiment
pas porté chance. Croyez-vous que c’est pour cette raison qu’ils comprennent
beaucoup plus facilement que les français l’importance de la coopération ?
Bien sûr,
les raisons historiques sont très importantes. Cela dit des peuples à
l’histoire moins agitée, comme les suédois, sont néanmoins culturellement très
proches des allemands d’aujourd’hui et accordent depuis longtemps une grande
importance à la coopération ; chez eux la confrontation, par exemple sous
forme de grève, est bien plus rare que chez nous.
Pour
terminer, je vous ai expliqué les raisons de mon optimisme. Je pense qu’assez
rapidement nous assisterons à un changement culturel fondamental et que nous
surmonterons les problèmes de l’euro après avoir trouvé un compromis entre le
sentiment profond des allemands : le retour à l’équilibre d’abord et celui
des français : la solidarité d’abord.
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Publications récentes de Roger Godino :
- la Grande Transformation de l'Entreprise 2012.
- Réenchanter le Travail (Prix HEC et La Tribune) édition La Découverte 2007
Et plus anciennement :
- Les Sept Piliers de la Réforme (Albin Michel) 1997
- Pour une Réforme du RMI (Fondation Saint-Simon) février 1999
- Une Nouvelle Approche du Temps de Travail (Fondation Saint-Simon) mai 1996
- Construire l'Imaginaire (Presse de la Cité) 1979
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