Groupe X-Démographie-Économie-Population
Exposé du 23 mars 2005
Problèmes actuels du Monde Arabe
Compte-rendu, par Christian Marchal, de l’exposé de Dominique Chevallier
Professeur émérite d’histoire de l’Islam contemporain
à l’Université Paris IV Sorbonne.
Tous les jours la télévision, la radio, les journaux nous abreuvent de jugements abrupts et sans responsabilité sur l’Islam ou sur les pays arabes. De telles habitudes donnent des idées fausses et sont dangereuses.
Le monde arabe comptait 280 millions d’habitants en 1995, dont moins de 10% de chrétiens au Machrek. Ce nombre est monté à 300 millions aujourd’hui. Quant aux musulmans, dont les Arabes ne sont qu’une partie, ils étaient un peu plus de 1,2 milliard en 1995 et leur nombre approche 1,5 milliard aujourd’hui. Les plus grands pays musulmans, Indonésie, Pakistan, Bengla Desh ne sont pas arabes et l’Union Indienne compte plus de 200 millions de musulmans.
En France nos chiffres sont très imprécis : entre 3 et 5 millions de musulmans ; la précision n’est pas meilleure pour le reste de l’Union Européenne. Cependant l’un des auditeurs fait remarquer que nous appelons musulmans des gens de culture musulmane même si beaucoup d’entre eux sont peu pratiquants, voire parfaitement athées. C’est un peu la même chose pour ceux que nous appelons " chrétiens " et la proportion des pratiquants est la même dans les deux cultures.
Il faut souligner que, pour désigner les représentants du CFCM (Conseil Français du Culte Musulman) les élections ont eu lieu dans les mosquées, il ne faut donc pas s’étonner de l’importance que les pratiquants y ont pris.
Lors des premières et toutes récentes élections municipales en Arabie Saoudite, seuls des sunnites fondamentalistes ont été élus à Riyad.
A l’occasion d’une conférence que j’ai faite dans cette capitale sur les " Rapports entre l’Europe et le Monde Arabe ", j’ai eu l’occasion de rappeler qu’il est dangereux de parler de djihad ou de croisade aujourd’hui, sans expliquer les connotations politiques et idéologiques de ces mots. Les combattants de Palestine ou d’Irak se veulent des moudjahidines (combattants) ; Habib Bourguiba, le père de l’indépendance tunisienne, s’intitulait lui-même " Moudjahid Akbar "(le " Combattant suprême "). Quand, après le 11 septembre 2001, George W Bush se met à parler de " croisade " il provoque l’inquiétude de beaucoup de dirigeants arabes ; le président Hosni Moubarak a demandé à Chirac d’intervenir afin que ce genre de langage ne soit plus utilisé.
Pendant le débat qui suit la conférence du professeur Chevallier dans cette magnifique " Fondation du roi Fayçal " plusieurs participants plaident la légitime défense du monde islamique face à l’agression américaine. Réponse " Que chacun prenne ses responsabilités dans la modernisation, l’alphabétisation, la démocratisation, la progression de la condition féminine, etc. ". Les organisateurs ont approuvé cette vision.
L’Arabie Saoudite assure sa sécurité contre les attentats depuis ceux qui ont visé des occidentaux ; des équipements de protection de toutes sortes ont été mis en place, la circulation est filtrée et les contrôles nombreux.
Il faut souligner ici la structure de cette société patrilinéaire où l’individu ne s’identifie que par sa famille et sa tribu, mais où le Coran le replace dans l’unité et l’universalisme de Dieu.
La question essentielle est : " Comment être créateur dans le monde actuel ? " Il y a de nombreux prix Nobel qui sont musulmans - même s’ils travaillent aux États-Unis - Ces savants sont très compétents et très intelligents. Leur aptitude pour l’électronique et pour la maîtrise d’Internet comble le retard pris à l’époque industrielle. Les informations sur les exploits de la résistance irakienne circulent quasiment en temps réel...
Bien entendu l’Orient a de gros problèmes. La Syrie, dominée par un régime autoritaire, est aujourd’hui fragilisée. Les " frères musulmans " y sont prêts à prendre la relève. Il y a aussi le problème des frontières (qui ont été tracées au 20ème siècle), leurs modifications risquent de provoquer bien des affrontements. Certains ont imaginé une fédération d’États musulmans autour de l’Arabie Saoudite gardienne des lieux saints de l’Islam, la Mecque et Médine. L’Égypte a maintenant 75 millions d’habitants, la Turquie 70 millions, ( Iran 70, Arabie 25, Irak 24, Syrie 20... etc.).
La résolution 1559 du Conseil de Sécurité de l’ONU enjoignant à l’armée syrienne d’évacuer le Liban, a été souvent comprise comme anti-arabe dans le monde arabe, à l’exception de l’opposition libanaise.
Il y a aussi un problème de ressources : " nous mangeons notre pétrole " a dit Houari Boumediene. Les ressources minérales, gaz et pétrole, qui s’épuisent, permettent seules d’acheter des denrées alimentaires et des produits industriels.
Le problème principal est bien entendu celui du conflit israélo-palestinien avec ses 5,5 millions de réfugiés. La situation est très tendue et s’il existe des bonnes volontés il y a aussi beaucoup de haines très violentes.
Une baisse de la natalité touche les pays arabes et musulmans comme le reste du monde et pour clore ce tableau soulignons que la situation est très ambiguë : les régimes arabes ont besoin du soutien américain, alors que leurs opinions publiques sont hostiles à la politique des Etats-Unis.
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Questions
Doit-on comprendre que le problème principal est un déchirement entre la fidélité à une foi ancienne et une évolution très délicate - comme par exemple en Asie centrale ?
Nous connaissons à ce sujet le problème de la marginalisation des jeunes de banlieue, mais il y a exactement le même problème dans les immenses banlieues d’Istanbul, du Caire, de Téhéran...
En 1993 eu lieu un colloque à Astrakan sur les rapports entre Christianisme et Islam. Cependant les uns et les autres étaient représentés par d’anciens apparatchiks du régime communiste et, après 70 ans d'athéisme officiel la question principale était : " Que signifie être croyant ? " Pour les uns comme pour les autres la réponse la plus courante était : " La religion est ce qui nous a permis de résister à la propagande gouvernementale et de conserver notre personnalité ". Réponse somme toute remarquable...
L’un des problèmes est que les mots ne signifient pas exactement les mêmes choses selon les interlocuteurs ; le prochain colloque au Qatar a pour objet : " démocratie et libre-échange " mais j’ai bien peur que ce soit un dialogue difficile nourri d’incompréhension.
Que faut-il penser des chiites ?
Les chiites sont aujourd’hui 40% des Libanais et le Hezbollah constitue la meilleure armée du Liban, ils ont le soutien des Iraniens et des chiites irakiens. C’est là que le problème de la dette libanaise (35 milliards de dollars) va être crucial. Devant la probable incapacité des Libanais à payer, va t-on exiger des concessions politiques ? La plus évidente est l’octroi de la nationalité libanaise aux réfugiés palestiniens du Liban. Mais ces réfugiés, plusieurs millions, sont pour la plupart sunnites ce qui ne va manquer de déséquilibrer le Liban et de provoquer l’opposition résolue des chiites.
Y a t-il un exode des chrétiens d’Orient ? Est-il vraiment important ?
Oui cet exode est général et important. Les chrétiens ne sont plus que 20% au Liban alors qu’ils ont longtemps constitué la plus importante communauté. Cet exode continuel est le principal souci du Patriarche maronite. Bien entendu les chrétiens d’Irak ne se sentent plus en sécurité et les coptes d’Egypte ne sont pas beaucoup mieux lotis.
Quels sont les rapports entre les alaouites et les chiites ?
Ambigus. Les alaouites tiennent la Syrie où ils ne sont guère aimés, mais ils ont en commun avec les chiites d’avoir été persécutés par les Ottomans. Certains gestes sont significatifs. Les Syriens ont bâti à Damas un tombeau magnifique à Saladin... qui est Kurde !
Alors que chacun connaît les difficultés d’intégration des musulmans, pourquoi donc le gouvernement américain pousse t-il à l’entrée de la Turquie dans la communauté européenne ?
Il y a deux réponses possibles. La première est que les orientalistes américains - remarquables - ne sont pas écoutés ; ce qui est bien évident dans le cas de l’Irak : tous les orientalistes avaient mis en garde le gouvernement. La deuxième est que le gouvernement américain veut mettre en difficulté l’Europe considérée comme un concurrent dangereux... Ceci dit les difficultés d’intégration ne sont peut-être pas insurmontables, après tout on avançait déjà le même argument vis-à-vis des immigrés de l’entre deux guerres.
Y a t-il un affaiblissement de l’Islam ?
Un Imam égyptien m’a dit " L’Europe sera musulmane en 2050 ! " ses arguments reposaient sur la démographie et sur l’exemple, a ses yeux particulièrement édifiant, que constitue l’Islam moderne. Mais je n’ai eu aucun mal a lui répondre, il y a une profonde crise de l’Islam comme en témoigne le malaise de nos banlieues, et des banlieues du monde arabe, les islamistes eux-mêmes ont le plus grand mal à lutter contre la drogue et le nihilisme des jeunes, ajoutons-y les revendications montantes des femmes qui n’acceptent plus leur condition seconde en Islam...
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