Groupe X-Démographie-Economie –Population
Exposé du Mercredi 5 Mars 2007
Le
démantèlement de la politique familiale depuis trente ans.
Par Jacques Bichot,
professeur d’économie à l’Université
Lyon 3,
membre du Conseil économique
et social.
Commençons par quelques
éléments d’histoire de la politique familiale. Celle-ci débute au Second Empire
avec le supplément familial de 5% par enfant attribué aux marins. Puis la
Troisième République voit fleurir des initiatives privées avec en particulier
Léon Hamel. Les sur-salaires familiaux se répandent peu à peu, mais ils ont
cependant l’inconvénient de fausser la concurrence et de placer les pères de
famille en situation défavorable sur le marché du travail. Pour rétablir une
saine concurrence les « caisses de compensation » sont inventées
après la guerre de 14-18, elles seront les ancêtres des caisses d’allocations
familiales.
En 1930 sont votées les lois
de protection maladies-vieillesse et en 1932 la branche familiale devient
obligatoire, avec inscription systématique aux caisses de compensation, dont il
est vrai le minimum était très bas.
Le code de la famille,
inspiré par Alfred Sauvy, est voté en 1938 et sera développé par le gouvernement
de Vichy, mais avec peu de moyens.
Après la libération, les
gouvernements successifs de la Quatrième République bâtissent, tous partis
confondus, un très grande politique familiale. De Gaulle écrira dans ses
mémoires de guerre qu’une telle politique est absolument nécessaire car
sinon : « La France ne serait plus qu’une grande lumière qui
s’éteint ». C’est de cette époque que datent les allocations familiales,
celles de salaire unique et le principe fiscal du quotient familial (lequel revient
en somme à considérer que les enfants sont eux aussi des citoyens qui jouissent
d’une part du revenu familial et paient les impôts correspondant à cette
part : « à revenu par part égal, impôt par part égal »).
Il faut noter que dans les
années d’après-guerre la branche famille représente 40 à 50% du budget de la
Sécurité Sociale pour seulement 10 à 12% aujourd’hui.
Il est intéressant de noter
les variations des cotisations familles payées par le patron (en pourcentage
sur le salaire brut) :
1945 : 12%
1951 : 16,75%
1958, Cinquième
République : réduction avortée à
12%
1959 : 14,25%
1970 : 10,5%
1979 : 9%
1989 : déplafonnement.
Notons
les variations concomitantes de l’indice synthétique de fécondité : 2,8
enfants par femme en 1960, moins de 2 après 1980.
C’est
Pierre Laroque, inventeur de la Sécurité Sociale en 1944 lors de son arrivée de
Londres, qui apporte la première inflexion. En 1961 il prend conscience de deux
graves retards dans le rapport qu’il écrit à cette époque sur la paupérisation
des personnes âgées (celles qu’on appelait alors pudiquement les
« économiquement faibles », les temps ont bien changé ! ) , en
particulier il souligne l’état déplorable des hôpitaux. Il faut faire des
économies pour remédier à cette situation… et c’est le premier sacrifice de la
branche famille : on décide en 1962 que les allocations familiales ne
suivront plus les salaires (+ 5% par an à l’époque), mais seulement
l’augmentation du prix de la vie. Les résultats, logiques et dans ces
conditions inéluctables, s’accumulent d’années en années : dans les années
50 les prestations familiales d’une famille ouvrière de trois enfants
représentaient 60% du salaire d’un manœuvre , elles ne représenteront plus que
30% à la fin des années 70 et l’effet dénataliste correspondant est très fort.
Mais
c’est le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, avec Jacques Delors aux
affaires sociales, qui, au début des années 70, apporte le plus grand
changement : la politique familiale n’est plus considérée comme un fin en
soi (reconstituer les forces vives de la Nation), mais comme un simple élément
de la politique sociale (venir en aide aux plus démunis). En conséquence
apparaissent les fameuses « conditions de ressources » dont les
effets de seuil ont une déplorable brutalité que les hommes politiques mettront
presque dix ans à comprendre. La mentalité politique reste d’ailleurs très
dirigiste, même à droite, comme en témoigne la persistance de l’allocation de
salaire unique dans sa forme originelle. Ajoutons que la créativité se donne
libre cours avec toute sorte de complications, réductions, compléments
familiaux, prestations pour la petite enfance, etc. Bien entendu toutes ces
complications empêchent d’avoir une vue claire des effets produit, d’autant
plus que les instruments de mesure restent embryonnaires et mal adaptés, ce qui
contribueras à masquer longtemps l’importance néfaste des effets de seuil.
Je
donnerai l’exemple du déplafonnement des cotisations familiales pour montrer
l’incohérence de toute cette politique à courte vue, sans idée directrice et
hérissée de mesures et de contre-mesures correctrices qui brouillent tous les
effets.
Les
cotisations familiales, qui étaient de 9% (et plafonnées) pendant les années
80, sont remplacées en 1989 par des cotisations déplafonnées au taux de 7%. Le
coût, dans l’année, pour la Caisse Nationale d’Allocation Familiale (CNAF) est
de 7,3 milliards de francs. Pour réparer ce manque le gouvernement institut en
1990 une taxe sur le tabac, mais celle-ci ne rapporte que 3,7 milliards de
francs, c’est insuffisant. Cette taxe sur le tabac est donc supprimée en 1991
et remplacée le 1er Février par la Contribution Sociale Généralisée
(CSG) à 1,1% , celle-ci remplace 1,6 points de cotisation déplafonnée dont le
taux est ainsi ramené à 5,4% … mais cette danse compliquée s’avère
inefficace : le manque à gagner annuel est encore de 3 milliards de
francs !
Prenons
un autre exemple, celui du Fond de Solidarité Vieillesse (FSV).
Il existait depuis les
années 60 une majoration de 10% des pensions sécu pour les parents de familles
nombreuses et depuis la loi Dupeyroux de 1971 cette majoration était classée
« Avantage contributif ».
La loi du 22 juillet 1993
crée le Fond de Solidarité Vieillesse, avec un financement fiscal de 1,3 % sur
la contribution sociale généralisée et une taxe sur les alcools. Ces
prestations vieillesse sont déclarées non contributives.
La loi de finance de la
Sécurité Sociale décide que la Caisse Nationale des Allocations Familiales
versera au Fond de Solidarité Vieillesse 15% de la majoration (malgré les
protestations vigoureuses de la droite qui défère au Conseil
Constitutionnel, mais celui-ci ne censure pas). Ce pourcentage est porté à 30%
en 2002.
Les élections de 2002 sont
remportées par la droite, laquelle, dans la loi de finance de la Sécurité
Sociale de 2003 porte le pourcentage de 30 à 60% malgré ses protestations de
2001…
En conséquence le solde des
comptes de la Caisse Nationale d’Allocations Familiale, en millions d’Euros,
s’établit comme suit :
2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007
1466 1684 1029 426 - 357 -1315 -1257
environ -866
Je pourrais vous présenter
bien d’autres histoires analogues. C’est ainsi que j’ai écris « Branche
famille : la vache à lait du plan Juppé » en 1996. Mais l’on pourrait
aussi bien parler de l’allocation de rentrée scolaire, de la branche maladie
des allocations familiales, de l’évolution des indemnités journalières pour
maternité, du « recentrage de l’allocation de pour jeunes enfants au
profit des familles les plus modestes », des durcissements progressifs des
conditions de ressources (au minimum en ne revalorisant pas les plafonds), des
cotisations pour l’assurance vieillesse des parents au foyer, de l’inclusion
dans la branche famille d’éléments auparavant exclus (rentes accidents du
travail, etc.)
Tous ces éléments ont en
commun une grande incohérence et une complication extrême : pas moins de
30 000 dispositions législatives et réglementaires pour la seule politique
familiale ! Toujours du bricolage, une absence totale de principe
directeur chaque loi contredisant l’une des précédentes, une accumulation de
petites ladreries selon le principe du « voleur chinois »… Ajoutons à
cela la « querelle des deux indices » l’indice synthétique de
fécondité et celui de la descendance finale, querelle qui a retardé d’une bonne
dizaine d’année la prise de conscience nécessaire face au vieillissement de la
société française et au non renouvellement des générations, donc à la nécessité
d’une politique familiale sérieuse qui ne néglige plus les familles nombreuses
sans lesquelles aucun renouvellement n’est possible.
Un dernier élément qui
montre l’ampleur de la crise : comparé aux salaires, et notamment au SMIC
les allocations familiales ont en trente ans perdu les deux-tiers de leur
valeur.
Et surtout n’oublions pas
que la politique familiale est une fin en soi, un investissement pour l’avenir,
elle n’est pas un sous-produit de la politique sociale.
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Quelques
livres de Jacques Bichot :
Economie de la
protection sociale (Armand Colin, 1992)
La politique
familiale : jeunesse, investissement, avenir (Cujas 1992)
Quelles
retraites en l’an 2000 ? (Armand Colin, 1993)
Plein
emploi : les grands moyens (L’Hermès, 1995)
La monnaie et
les systèmes financiers (Ellipses, 1997)
Les politiques
sociales en France au 20ème siècle (Armand Colin 1997)
Retraites en
péril
(Presses de Sciences-po, 1999)
Les autoroutes
du mal. Les déviances de la société moderne (en collaboration avec Denis Lensel, Presses
de la Renaissance, 2001)
Quand les
autruches prendront leur retraite (en collaboration avec Alain Madelin, Seuil 2003)
Sauver les
retraites ? La pauvre loi du 21 Août 2003 (L’Harmattan, 2003)
La démocratie
déséquilibrée (en
collaboration avec Christian Marchal, Philippe Bourcier de Carbon et Bernard
Legris, L’Harmattan, 2003).
Atout famille (Presses de la Renaissance,
2007)
__________
Questions
D’où vient donc notre amour de la
complication ?
Sans doute d’un souci impérieux de justice
(ou d’égalité ? ) .On feint de croire que les règlements peuvent tout,
tout en sachant très bien qu’il n’en est rien. Nous sommes les rois des
« usines à gaz », même si je soupçonne certains autres peuples d’être
pas mal non plus.
Que pensez-vous du PACS ? Y a-t-il un
changement de mentalité ?
On peut en effet se poser la question de
savoir où va l’Occident. Cela dit tous les sondages prouvent que les Français
restent très attachés à la famille.
A quelle définition de la famille ?
La question a été posée à Jérôme Vignon (de
la commission de Bruxelles), il n’a pas su quoi répondre ! Ce qui est sûr,
c’est qu’il y a un changement des idées avec les changements de génération et
aussi avec les modifications de la pyramide des âges. Rappelons qu’aujourd’hui
50% des votants ont plus de cinquante ans et 11% seulement sont des femmes
entre 24 et 39 ans.
En conséquence êtes vous partisan de la
« démocratie complète », la représentation des enfants par leur mère
(ou leur père) dans les élections ?
Oui et j’ajouterai que la question est
aujourd’hui débattue au congrès de la CDU à Berlin (voir aussi le livre
ci-dessus « La démocratie déséquilibrée »).
La parité hommes-femmes et la politique
familiale peuvent-elles faire bon ménage ?
Sans aucun doute, c’est affaire de bon sens
et de décisions prises après large consultation et en mettant de côté les
à-priori idéologiques, mais n’oublions pas qu’il y a encore des discriminations
envers les femmes.
Je
terminerai en disant que le principal problème est le manque de hauteur de vue
des hommes politiques, lesquels sont accaparés par cinquante problèmes à la
fois et ont trop souvent un horizon temporel limité à la prochaine élection.
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