Conférence du 13 mars 2012

La mort de la mort

 

 

Par Laurent Alexandre

  Neurobiologiste, énarque, spécialiste des thérapies géniques

 

 

Ce sont les textes bibliques qui ont introduit l’idée d’une limite à la durée de vie de l’être humain, à propos de la descendance de Noé. « ….ses jours seront de 120 ans » (Genèse, 6-3). Les statistiques démographiques semblent pouvoir remettre en question cette barrière apparemment infranchissable ; même si le nombre de personnes ayant vécu plus de 120 ans reste très faible, les tendances actuelles peuvent laisser entrevoir un doublement de l’espérance de vie qu’au cours du 21ème siècle[2]. Cette question fait naturellement débat entre scientifiques[3].

 

Tous les ingrédients d’une explosion technologique sont aujourd’hui réunis dans le sens de ce que l’on peut qualifier de géno-tsunami, de tsunami de la vie causé par une accélération des progrès de la médecine. C’est la description de ses composantes et des perspectives qu’elle offre qui fait l’objet de la présente conférence.

 

Dans l’histoire, on a toujours sous-estimé les progrès de la technique. En 1970 le prix Nobel J. Monod faisait de la taille de l’ADN une limite à la capacité de modification du génome. En 1990, on considérait que le séquençage de l’ADN serait inaccessible avant 3 siècles. Le séquençage coûte aujourd’hui 1000 dollars, alors qu’en 2005 on ne pensait pas que ce serait le cas avant 2020. La vague d’innovation actuelle était inimaginable il y a encore 15 ans. Et pourtant, on a séquencé l’homme de Neandertal, on sait produire des rétines artificielles. On est déjà entré dans de nombreux cas dans une certaine forme de l’industrialisation de l’innovation médicale. La convergence entre les nouvelles technologies de l’information et de la communication, des nanotechnologies des biotechnologies et des sciences cognitives, va autoriser une véritable révolution dans les connaissances et les pratiques médicales, en faisant passer d’une médecine curative standardisée à une médecine préventive personnalisée.

 

Les nanotechnologies permettent de travailler à l’échelle moléculaire, de construire et réparer les tissus, cellule par cellule. Grâce aux cellules souches et à la nano médecine,  on pourra fabriquer et remplacer aussi bien des molécules que des organes défectueux. La connaissance des caractéristiques génétiques conduira à une certaine forme de chirurgie des gènes. Nous pouvons reprogrammer des gènes, fabriquer des gènes artificiels mais dans l’ensemble, on en est seulement aux balbutiements  de la manipulation génétique. Les spécialistes de l’intelligence artificielle envisagent que celle-ci puisse dépasser les capacités du cerveau humain, à un horizon encore difficile à déterminer. On sait déjà contrôler des robots par la pensée, grâce à des capteurs implantés dans le cerveau. 

 

La rapidité de cette mutation va dépendre de la vitesse des progrès techniques dans ces disciplines, des interactions entre chercheurs, bases de données médicales, richesse des communautés de patients, et tout ceci est lié à l’évolution des capacités de traitement des données numériques.  Il convient cependant de souligner le décalage important dans le temps entre la capacité de compréhension des phénomènes humains et les progrès accomplis dans la manipulation (le bricolage) du vivant.

 

Les facteurs de ces mutations sont bien connus.  La loi de Moore, qui fait que la capacité de traitement à prix constant double à peu près tous les six mois d’une manière régulière sans que l’on puisse encore envisager de limite. La loi de Metcalfe fait progresser le nombre d’interactions au sein d’un réseau comme le carré du nombre de ses membres. La loi de Rob Carlson est ainsi une transposition aux performances du séquençage de la loi de Moore. Enfin, la rentabilité de la recherche est formidablement augmentée par la « théorie de la longue queue » de Chris Anderson, qui met en évidence la possibilité d’amortir des frais fixes élevés pour des produits dont la clientèle mondiale est considérablement augmentée par l’Internet (ainsi que le montre le modèle économique de Amazon.com). Avec la génomique, la médecine de masse qui permet à l’industrie pharmaceutique d’amortir les dépenses de recherche sur des millions de cas, va être remplacée par une médecine différente, un artisanat de luxe mais à marché immédiatement rentable en vertu de la loi de la longue queue, celui de la quasi personnalisation mais à grande échelle, des traitements et des médicaments.

 

Les liens entre le vieillissement et la mort sont extraordinairement complexes car le corps n’est pas une machine mécanique, son système cellulaire se renouvelant en permanence. C’est le vieillissement qui freine le renouvellement cellulaire et la détérioration des cellules qui s’en suit qui accélère le vieillissement. L’analyse des gènes en cause demandera probablement plusieurs décennies. Les processus de vie et de mort des cellules sont complémentaires dans une alchimie dont la connaissance ne fait que commencer. Il en est de même des gènes, car ceux-ci participent à de multiples fonctions biologiques ; des gènes qui favorisent des maladies graves dans certaines circonstances sont les mêmes que ceux qui ont un effet favorable dans la jeunesse. Une lutte contre le vieillissement de l’homme basée sur le séquençage, en s’appuyant sur la lecture du code génétique, demande donc une compréhension systématique de la régulation biologique qui requiert des exaflops ( flops) barrière qui pourrait être franchie avant 2020 (on en est actuellement à ). Le facteur limitant est le data mining.

 

Pour répondre à la question centrale sur le devenir de la limitation biblique, L. Alexandre n’exclut aucun des trois scénarios suivants :

 

-         le maintien de la barre de 120 ans compte tenu de la trop grande complexité du phénomène de compréhension et de manipulation substantielle du vivant ;

 

-         la capacité continue de transformer les cellules en machines nano contrôlables, et dans ce cas, la durée de vie ne connaîtrait pas de limites :

 

-         entre les deux, une augmentation  progressive pouvant aller jusqu’à plusieurs centaines d’années

 

Les réactions politiques et philosophiques face à la possibilité d’un allongement significatif de la durée de vie (l’homme de 1000 ans ?) s’inscrivent sur une sorte d’échiquier croisant deux critères, la perception positive ou négative de cette évolution, et l’importance plus ou moins grande attachée à cette évolution. Les « géno nihilistes » sont ceux qui considèrent cette évolution comme secondaire et dangereuse, et à l’opposé les transhumanistes comme Dawkins en font un élément central de l’apparition d’un homme nouveau, phénomène le plus positif du progrès technique. Le projet transhumaniste est un rêve de changer l’homme grâce à la technologie qui doit finir par remplacer la vie. Il est le moteur d’un lobby particulièrement influent sur les deux rives du Pacifique. Le stade de la vie artificielle a commencé en 2010 avec l’annonce de la création de la première forme vivante conçue sur ordinateur et construite chimiquement en éprouvette. La vie peut devenir une nano machine malléable par la technique. Ce type de travaux commence à inquiéter par ses conséquences, car ainsi l’homme se croit autorisé à imiter le Créateur ce qui choque profondément nombre de croyants. Ce qui est certain, c’est que les lobbies « bio conservateurs » finiront par perdre malgré leur poids politique et médiatique. Les protections de caractère moral ou institutionnelles face à cette évolution ne pourront pas résister dans la durée en raison des attentes considérables des populations et de la concurrence entre des pays aux cultures et réactions différentes face aux manipulations possibles de l’être humain. Comme à l’époque de la Renaissance, c’est la diversité des institutions et des postures face à l’innovation qui est un facteur de progrès. Et les jeunes générations sont totalement décomplexées aujourd’hui, de par leur rapport aux jeux électroniques et à leur habitude de vivre dans des mondes virtuels. 

 

A une question portant sur la localisation des recherches qui autoriseront ces avancées, L. Alexandre répond que l’essentiel de la production scientifique dans le domaine des sciences de la vie est le fait de la Chine et des US qui consacrent plus de moyens et bénéficient d’un environnement plus favorable à l’innovation ; au contraire de pays comme la France où les élites sont devenues technophobes alors qu’elles étaient traditionnellement technophiles.

 

Considérant l’impact économique de la généralisation du séquençage et du recul du vieillissement, il indique deux points importants.

 

Le séquençage sera bientôt moins coûteux qu’un examen radiologique. Par contre les conséquences sur l’orientation de la recherche seront importantes car, même si les données génétiques ne donnent qu’une indication statistique et une probabilité de survenue de maladies, il est probable que des groupes de pression vont s’organiser puissamment pour faire orienter la recherche médicale en fonction des situations génétiques particulières de leurs membres. Et de plus, ils vont contribuer d’ailleurs directement à celle-ci comme on peut le constater dès aujourd’hui auprès de grands industriels américains. 

 

Et le développement d’une hyper consommation de santé ne peut que contribuer encore plus à faire exploser les systèmes de santé, car les demandeurs de médecine préventive seront également les jeunes, qui aujourd’hui sont les financeurs nets des systèmes.



[1] L. Alexandre : La mort de la mort, JC Lattès, janvier 2012

[2] G. Caselli et J. Vallin : Une démographie sans limite ? Population, 56e année, n°1-2, 2001 pp. 51-83.

[3] E. Le Bourg : La longévité et le vieillissement au XXIe siècle, La Documentation française, Retraite et société

2002/2 - no 36, pages 159 à 179