Groupe X-Démographie-Economie-Population

Exposé du Mercredi 17 Décembre 2003

Les facteurs économiques du sous-développement.

Par Claude ALBAGLI

Président de l’Institut CEDIMES

albagli@u-paris2.fr

 

Le laboratoire de recherche CEDIMES fut créé, il y a trente ans, au sein de l’Université Panthéon-Assas (Paris II) sur l’initiative du professeur Emérite Jacques Austruy avec la complicité du professeur Luc Bourcier de Carbon, père de notre camarade Philippe. Ses initiales signifient " Centre d’Etudes du Développement International et des Mouvements Economiques et Sociaux ". Le CEDIMES s’internationalisa au début des années 90 pour constituer aujourd’hui un institut, réseau d’une trentaine de centres partenaires établis sur les cinq continents et réunissant environ 600 personnes. (www.cedimes.org) Il constitue désormais un réseau international universitaire francophone composé d’économistes et gestionnaires ayant à son actif de nombreux colloques, séminaires, publications. Je peux vous présenter mon assistante, Melle Kadra Idiris-Assoweh, ici présente, citoyenne de Djibouti.

La problématique du développement devient prépondérante à partir du lendemain de la seconde guerre Mondiale. Comment envisager le développement ? L’idée dominante est alors calée sur la conviction que les nations les plus avancées sont la préfiguration de l’avenir des pays les plus pauvres. Cela implique une vocation similaire et un cheminement analogue vers cet objectif. A la fin des années 50, le livre de l’Américain Rostow portant sur les " cinq étapes du développement " en est l’illustration la plus accomplie et la plus célèbre avec la phase clef du " décollage ".

D’une façon générale, nous pourrions rassembler les idées forces de cette première période autour de quelques postulats :

  1. Si le développement est la vocation générale, une politique volontariste peut en accélérer l’échéance.
  2. C’est l’Etat qui conduira la politique de développement.
  3. L’action se déroulera dans une logique nationale visant à conforter les indépendances politiques par une indépendance économique.
  4. Il est convenu d’avoir la plus grande suspicion à l’égard de l’échange international, source d’échange inégal et d’appauvrissement voire la " dégradation des termes de l’échange ".
  5. Les " investissements productifs " sont supposés entraîner mécaniquement le développement par un " effet multiplicateur ". Dans ces conditions, la grande question revient à mobiliser les capacités d’épargne en rapport avec ses objectifs de croissance.

Cependant les années 1950-1975 sont celles de l’explosion démographique, il faut que le taux de croissance économique dépasse celui de la croissance démographique, ce qui constitue une difficulté seconde. Bien entendu les ressources locales sont tout à fait insuffisantes et le recours à l’aide étrangère devient une nécessité pour ajuster les ressources aux ambitions nationales. Ici et là des leaders fins politiques savent tirer parti de la rivalité Est-Ouest pour accroître les contributions.

Monsieur Albagli présente quelques exemples dont il a été témoin, par exemple au Niger ou au mali où la presse nationale salue successivement les apports des Allemands de l’Ouest puis de l’Est.

Bien entendu les pays en développement puisent aussi dans leurs ressources, c’est à dire chez les paysans locaux. On les incite à produire pour l’exportation (café, coton, etc.) aux dépens des produits de consommation locale et de ce point de vue l’indépendance n’apporte aucun changement si ce n’et que la production des cultures de rente apparaissaient comme une complémentarité pour la Métropole et que maintenant il s’agit de participer à un effort de construction nationale. Précisément, en ponctionnant fortement les forces vives rurales par une limitation des prix aux producteurs, la propension à l’épargne se trouve certes, renforcée au niveau national, mais en même temps les disponibilités solvables s’en trouvent d’autant réduites. Faute de pouvoir d’achat, l’immense majorité de la population ne peut composer une clientèle pour les rares entreprises que l’on est parvenu à édifier. Déficitaires, en fonctionnant à un très faible niveau, elles deviennent de nouvelles charges financières bridant les nouvelles possibilités d’investissements. Ces entreprises deviendront ce que l’ont a coutume d’identifier aux " éléphants blancs ".

Pendant longtemps la Côte d’Ivoire se distingue par une politique de rémunération raisonnable des paysans laissant à leur disponibilité un réel pouvoir d’achat pour l’amorce d’une politique industrielle. Le miracle économique de ce territoire est là. Mais pour financer les entreprises, il aura fallu obtenir d’importants subsides à l’étranger. L’histoire rattrapera le pays lorsque l’effondrement des matières premières et le surendettement devenu insouciant placeront les autorités dans l’incapacité de faire face à leurs créanciers ; on connaît la suite.

Face à tous ces échecs, le développement volontariste et l’action de l’Etat se trouvent fortement contestée. Deux courants d’idées avaient déjà porté une ombre sur cette présentation très optimiste du développement.

L’une s’attachait à contester le cheminement et la vocation du développement. Le sous-développement n’était pas un retard, mais le produit du sous développement. D’inspiration marxiste, l’analyse prolétaire était projetée sur les nations. Les nations riches sont riches parce qu’elles exploitent les pays pauvres ! Cette analyse a une grande audience. Mais quand le produit national brut des 10 millions de Maliens dans les années soixante-dix est égal au chiffre d’affaire des Galeries Lafayette, il est difficile aux pays riches d’en tirer vraiment des conclusions aussi déterminantes...

Samir Amin préconise la déconnexion pour valoriser le développement autocentré. Cette recette entraîne de nombreuses catastrophes. Le Brésilien Celso Furtado préconise une solution plus nuancée en engageant les politiques industrielles vers la substitution aux importations avec des industries protégées. Cependant la protection, trop souvent prolongée au-delà du raisonnable, conduit à des industries obsolètes aux coûts de production croissants, incapables d’affronter la concurrence et manquant de dynamisme.

Un second axe de critiques se polarise sur le processus de développement. Il n’est pas le prolongement du passé avec des machines plus performantes, mais le fruit d’une rupture engageant des bouleversements dans le social, le pouvoir, la démographie, les valeurs. Jacques Austruy compare le changement nécessaire à celui du passage de la chenille au papillon...

La rupture des recettes dominantes survient à la fin des années 80. L’effondrement de l’URSS privant de toute alternative, le surendettement avec l’effondrement des cours des matières premières amène les plans d’ajustement structurel privant de toute indépendance économique et enfin le succès des Dragons d’Asie du Sud-Est avec une politique d’intégration internationale finissent par bousculer, puis balayer toutes les idées reçues.

Les prix des matières premières ayant explosé pendant les années 70, la loi de la dégradation des termes de l’échange ne semblait plus devoir s’appliquer. Chacun croyait qu’il lui serait facile de rembourser. Les pétroliers du Moyen-orient avaient des pétro-dollars à placer et les industriels du Nord étaient à la recherche de marché de substitution pour un Occident déprimé. L’endettement avait semblé pour tous les partenaires une bonne solution. Le retournement ultérieur de la conjoncture avec la baisse des prix rend cette conjonction catastrophique et place les pays endettés entre les mains de leurs créanciers. Des plans d’ajustement structurels sont mis en place un peu partout avec trois objectifs essentiels : équilibre de la balance commerciale, équilibre de la balance des paiements, équilibre du budget. Ces objectifs ont des conséquences économiques, politiques et sociales redoutables : perte de l’indépendance, dégradation du marché de l’emploi et du pouvoir d’achat, renversement du pouvoir.

L’exemple des quatre dragons orientaux : Hong-Kong, Singapour, Taïwan et la Corée du Sud ont montré qu’une insertion dans l’échange international pouvait être bénéfique. Leurs succès sont dus bien sûr à beaucoup de travail et de discipline, mais aussi à des politiques avisées : on choisit quelques niches favorables dans le système international, on s’y spécialise et on y devient très compétent et indispensable. Reconnaissons cependant que ces succès sont aussi dus aux orientations diamétralement opposées de la quasi-totalité des autres. Un mouvement convergent de cette stratégie appliquée à quatre milliards d’habitants du tiers monde aurait conduit à des marchés engorgés pour la triade.

On assiste donc à une deuxième modification en profondeur du paysage intellectuel. : La soumission aux lois du marché paraît davantage crédibles que les initiatives brouillonnes de l’Etat. Le cadre territorial nouveau n’est plus la Nation mais le Monde, et, de négative qu’elle était supposée être, l’insertion internationale devient positive. En confiant aux prix issus du fonctionnement du marché, le curseur pour la meilleure allocation des ressources, l’analyse aux relents néo-keynésien s’estompe pour le triomphe néo-classique.

Cette analyse sera elle-même soumise à deux types de critiques.

La première conteste que les prix puissent donner toujours de bonnes indications puisque les marchés ne fonctionnent pas comme cela paraît dans les schémas théoriques. Une profusion d’analyses convergent vers les limites de cette proche par les seules voies du marché et proposent une réinsertion du marché pour cette fois rétablir un jeu plus équilibré.

Une seconde critique porte sur les objectifs. En se référant aux prix comme indicateur objectif, on transforme les rapports sociaux vers une marchandisation généralisée. Cette perspective est radicalement contestée par le courant altermondialiste. D’un mouvement très divers, on peut relever sept orientations principales portant sur l’annulation de la dette, l’écologie et le développement durable, l’humanitaire, le droit international, le commerce équitable, la justice sociale et la souveraineté alimentaire.

Aujourd’hui, 1,5 milliard d’humains vivent avec moins de un dollars par jour : c’est le quart de l’humanité. Près de 900 millions d’entre eux sont victimes de la malnutrition quand ce n’est pas la disette ou la famine. Non décidément, les théories du développement n’ont pas apporté les espoirs escomptés. La pensée économique serait-elle alors elle-même sous-développée après un demi siècle de tentatives ?

_______

Questions.

Quelle est l’importance de l’éducation dans le développement ?

Elle est absolument fondamentale ! L’exemple des " quatre dragons " est caractéristique : voilà des pays pratiquement sans ressource naturelle et qui cependant réussissent remarquablement ; leur seule ressource c’est la matière grise ! Ils n’en laissent pas un gramme en friche.

Remarquons aussi que c’est un investissement difficile pour deux points de vue : le premier est relatif au contexte d’une croissance démographique rapide qui exige toujours de nouveaux efforts pour les nouvelles générations en augmentation continue, le second est lié à la modernisation qui implique une certaine déculturation qui de surcroît se distingue mal d’une certaine américanisation. Les enjeux politiques de ces deux considérations sont effectivement élevés.

Que pensent ceux qui subissent le développement et restent dans la pauvreté ?

Il faut comprendre qu’il y a un changement de mentalité. Autrefois la richesse n’était pas nécessairement souhaitée. La pauvreté était une valeur souvent associée avec l’accès au Royaume de Dieu. Soit la richesse était associée au pouvoir dont la légitimité était tenue de Dieu ce qui le plaçait à part, soit les marchands culpabilisaient leur enrichissement et offraient en réparation une partie de leurs biens pour la construction des cathédrales, des mosquées, des synagogues ou des temples.

La pauvreté est aujourd’hui une valeur entièrement négative puisque notre société repose sur une valorisation de la consommation. Le syllogisme de Jean-baptiste Say mesure le niveau de Bonheur à la quantité de biens consommés. Sa traduction moderne est le PNB par habitant qui classe le pays en fonction de ce résultat.

Mais les médias sont susceptibles de convertir partout aux attraits du consumérisme, il n’en n’est pas de même pour toute la mise en place d’un système de production ajusté à ces nouvelles envies. Je cite toujours cette anecdote d’un jeune étudiant boursier de Kinshasa à Paris qui me montre la lettre de l’un de ses jeunes frères: " Maintenant que tu es en France, envoie-moi un taxi ". Comme si le seul fait d’être en France suffisait à procurer la richesse.

Il y a une forte déception par rapport aux attentes qui peut entraîner cinq types de comportements :

  1. La rétention : le travailleur limite ses ambitions et arrête de travailler lorsque ses objectifs sont atteints. On les appelle des " target-workers " où travailleurs à cible consacrant le reste de leur temps à l’indolence, aux activités sociales ou religieuses.
  2. La prédation : puisque aucun moyen conventionnel ne paraît s’offrir pour la satisfaction de ses envies et que les biens s’offrent à la convoitise, il ne reste plus qu’à les dérober.
  3. La migration : le potentiel de l’organisation sociale offrant si peu de perspectives que le départ vers une des sociétés de consommation permettra au moins d’accéder à quelques miettes qui seront de toute façon plus importantes que le quotidien vécu.
  4. La révolution : le système apparaît radicalement mauvais puisqu’il ne permet pas aux aspirations d’être satisfaites. Casser l’organisation pour créer autre chose devient un espoir, mais le temps des révolutions fait aujourd’hui moins recette.
  5. La sublimation : la société se révélant incapable d’offrir une vie conforme aux promesses occidentales, les valeurs ancestrales sont alors valorisées et le consumérisme dénigré. La pauvreté est sublimée pour lui donner un sens religieux. Par ce biais, le pauvre perçu en situation d’échec dans la société de consommation devient un saint et un modèle. Sa situation économique n’a pas changé, mais le regard porté par lui et son entourage en a fait un autre homme.

Vous pensez tout de même qu’il y a eu de grandes améliorations ?

Il y a aussi des bons prodigieux insuffisamment mis en exergue. La Chine progresse de 10% par an depuis bientôt 25 ans, ce n’est pas rien ! Cette progression n’a jamais été aussi forte, ni aussi longue pour concerner un aussi grand nombre d’hommes, le cinquième de l’humanité.

Il est étrange que nos médias focalisent l’attention sur les informations de proximité sans davantage sensibiliser sur un monde qui change : le réveil pourra être douloureux. On aurait pu penser qu’à l’heure de la mondialisation, l’information planétaire aurait été plus transparente. Ici on ne comprendra pas comment on aura perdu subitement des marchés et des emplois, là on sera déstabilisé par des désordres majeurs que l’on avait pas pressentis. Les deux tiers des pays africains sont victimes de conflits armés. Qui s’en alarme ? Les famines sont directement liées à cette situation. Les théories du développement évoquent toujours un monde pacifié. La réalité est souvent différente. Quelle stratégie est mise en place pour y faire face ?

________